Les défis actuels de la démocratie
Mercredi 19 janvier 2011 à 18h à l’Hôtel Splendid (50 Bd Victor Hugo, Nice)
Conférencier :
Monsieur André Tosel, philosophe, professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis. Spécialiste de philosophie politique, membre de la Société française de philosophie, il a consacré de nombreux travaux à l’histoire de la philosophie et a écrit de nombreux articles dans des revues nationales et internationales. Ses derniers ouvrages : « Un monde en abîme » (Kimé.2008), « Spinoza ou l’autre (in)finitude » (L’Harmattan.2008), « Le marxisme du XXème siècle » (Syllepse.2009).
Texte de présentation :
La démocratie, le gouvernement du peuple, par et pour le peuple, se concrétise comme un principat démocratique. Aujourd’hui, ce principat est confronté à quatre défis qui rendent son avenir problématique. Est-il capable de traduire les besoins et les désirs sociaux existentiels alors qu’il les soumet à une représentation peu représentative ? Peut-il résister à la toute puissance des diktats du système économique qui impose la destruction de l’Etat social et creuse les inégalités ? Peut-il intégrer la montée en puissance de la question multiculturelle ? Comment faire face au surpouvoir d’une sphère médiologique détruisant l’espace public de discussion et instaurant un conformisme moral et intellectuel destructeur ?
Conférencier :
Monsieur André Tosel, philosophe, professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis. Spécialiste de philosophie politique, membre de la Société française de philosophie, il a consacré de nombreux travaux à l’histoire de la philosophie et a écrit de nombreux articles dans des revues nationales et internationales. Ses derniers ouvrages : « Un monde en abîme » (Kimé.2008), « Spinoza ou l’autre (in)finitude » (L’Harmattan.2008), « Le marxisme du XXème siècle » (Syllepse.2009).
Texte de présentation :
La démocratie, le gouvernement du peuple, par et pour le peuple, se concrétise comme un principat démocratique. Aujourd’hui, ce principat est confronté à quatre défis qui rendent son avenir problématique. Est-il capable de traduire les besoins et les désirs sociaux existentiels alors qu’il les soumet à une représentation peu représentative ? Peut-il résister à la toute puissance des diktats du système économique qui impose la destruction de l’Etat social et creuse les inégalités ? Peut-il intégrer la montée en puissance de la question multiculturelle ? Comment faire face au surpouvoir d’une sphère médiologique détruisant l’espace public de discussion et instaurant un conformisme moral et intellectuel destructeur ?
Texte de la conférence
ANTI-POLIS. VERS L'AUTOLIQUIDATION DE LA DÉMOCRATIE ?
Introduction: Conjoncture
La démocratie libérale représentative est la pièce essentielle du consensus de notre époque avec l'économie capitaliste. La fin du communisme soviétique a semblé un temps avoir réglé définitivement par la négative la question de possibilités alternatives. Il est devenu immoral de nourrir des soupçons sur le fondement et la portée effective de cette démocratie. Les organismes internationaux, les grandes puissances, Etats-Unis en tête, le droit international s'accordent pour faire du passage à la démocratie la condition de toute reconnaissance politique et de toute aide économique données à un Etat. L'horizon d'un Etat démocratique mondial semble être à l'ordre du jour.
La démocratie moderne a clôturé la question classique de la philosophie politique, celle qui traitait de la question du meilleur régime et rendait possible la recherche du bien commun et de l'excellence humaine. Elle assume son refus de toute détermination substantielle de ce bien commun et elle se contente de n'être que la méthode procédurale la plus adéquate pour rendre possible à tous les citoyens la jouissance des droits fondamentaux de liberté et d'égalité, ces acquis historiques devenus bien universel. Cette méthode est celle de la représentation et elle a pour instrument l'opinion commune, à défaut d'une impossible vérité. C'est ce que répètent ad nauseam les grands théoriciens libéraux de notre temps comme Bobbio (1984, 1991, 1999), Dahl (1989), Habermas (1992), Rawls (1993), après Kelsen (1988 et Aron (1965).
Une philosophie responsable ne peut ignorer ce résultat de l'histoire du XX° siècle, conquis sur la défaite des systèmes autocratiques. Elle ne peut davantage se limiter à une simple apologie de la démocratie contemporaine. La philosophie contemporaine en France, en particulier, a choisi majoritairement la voie de l'élaboration des principes normatifs de la démocratie libérale représentative, suivant en cela le grand mouvement néocontractualiste initié par A Theory of Justice (1971) de John Rawls. Ainsi a-t-on voulu réaffirmer l'autonomie de la politique contre le réductionnisme économique et social dont s'était rendue coupable la théorie marxiste, elle-même discréditée par son incapacité à se délier de sa sujétion à l'Etat despotique et à son triple monopole, politique, économique et spirituel. Ainsi s'est-il agi de mettre à distance avec la science politique positive et son scientisme naïf. S'est imposée l'idée qu'il y avait des principes normatifs éthico-politiques qui fondent leur puissance de contrainte logique sur leur contenu propre, c'est-à-dire sur une anthropologie ontologique liant la vraie nature de l'homme aux procédures de la liberté.
Ce normativisme s'est renforcé avec la pénétration de ce que l'on a nommé la réhabilitation de la philosophie pratique, renforcement contradictoire toutefois en ce que cette thématique était souvent critique de la fondation libérale néo-contractualiste (Hannah Arendt, Leo Strauss). La conjoncture est toutefois majoritairement dominée par les débats anglo-saxons entre, d'une part, libéraux et communautariens (Mac Intyre, Sandel, Charles Taylor), libéraux radicaux (Hayek, Nozick) et libéraux sociaux (Rawls lui-même, Habermas). Ce dernier occupe une place singulière en ce qu'il combine en sa pensée une analyse des processus effectifs et une théorie normative de l'agir communicationnel, parvenant ainsi à donner à sa théorie normative de la démocratie une consistance socio-historique supérieure. Il suffit de considérer le Dictionnaire des idées politiques de Philippe Reynaud et de Stéphane Rials et le Dictionnaire des idées morales de Monique Canto-Sperber pour se rendre compte de cette écrasante dominance du normativisme libéral-social.
En France, cette orientation a pris la forme d'une inflation juridico-morale (ainsi que l'attestent les travaux notables d'Alain Renaut, Pierre Manent, Paul Ricoeur, Jean-Marc Ferry et ceux des spécialistes de Hobbes, de Locke, de Constant et de Tocqueville. Le lien est rompu avec les analyses réalistes et historiques des processus économiques, politiques et sociaux, dont Raymond Aron avait été été le brillant exemple libéral tout au long de sa polémique avec le marxisme. Des approches logico-empiriques comme celles de la Philosophie politique d'Eric Weil, au croisement de Kant, de Hegel et de Max Weber, ont été sans lendemain.
Un lourd silence, pour ne pas dire une crasse ignorance, recouvre en effet, du côté des philosophes français, la théorie réaliste de la démocratie. Les synthèses déjà classiques de libéraux critiques comme Pareto, Kelsen, Schumpeter, ne sont pas sollicitées pour tempérer l'ivresse normative. Carl Schmitt, probablement le théoricien conservateur le plus puisant du siècle passé, est toujours un auteur maudit en raison de son ralliement au nazisme. Plus près de nous, les interrogations autocritiques de sociologues, de juristes et de politologues libéraux, comme Ralf Dahrendorf, David Held, Danilo Zolo et Niklas Luhmann, sont superbement laissées de côté malgré leur richesse et leur pertinence. En France, en philosophie politique, seuls tentent de combiner approche normative et réalisme socio-historique des dissidents et rescapés du marxisme classique qui combinent à une autocritique de la catastrophe du communisme soviétique et des essais refondateurs de la théorie de la démocratie (Cornélius Castoriadis, philosophe de l'autonomie et Claude Lefort, penseur de l'invention démocratique, d'une part, et, de l'autre, Etienne Balibar, Jean-Marie Vincent, Jacques Rancière, Jacques Bidet, Jean Robelin et quelques autres).
Nous voudrions contribuer à réveiller de son sommeil dogmatique la théorie de la démocratie, en procédant d'abord à la reconstruction de la théorie pure de la démocratie, de ses problèmes internes et de ses apories (I). La prise en compte de ces difficultés s'est révélée dans la pratique historique des régimes démocratiques obligeant à une révision réaliste, avec la théorie de la démocratie néo-corporative (le marché politique et la démocratie définie comme « entreprise politique » selon Weber, Kelsen et Schumpeter). (II). Le cours de la réalité a rendu enfin elle-même inadéquate cette théorie qui entendait préserver l'essentiel de la procédure démocratique et de ses libertés. La crise structurale de la représentation démocratique s'est aiguisée ces derniers temps, à l'époque de la mondialisation capitaliste, dans le sens d'une crise permanente de l'entreprise démocratique, laisssant apparaître le péril inédit d'une autoliquidation de la démocratie libéral-sociale sous la forme d'un régime bonapartiste soft multi-médial, véritable anti-polis contemporaine (III). En conclusion, nous évaluerons les chances et les formes d'une relance de la démocratie comme processus.
I. GRANDEUR ET LIMITES DE LA THÉORIE PURE DE LA DÉMOCRATIE MODERNE
1) La division interne du principe démocratique. Le peuple, assemblée de personnes morales et/ou union de personnes sociales ?
La démocratie moderne se soutient initialement d'une théorie normative pure qui s'enracine dans le libéralisme jusnaturaliste (Locke, Kant, Constant) et qui se radicalise en républicanisme jusnaturaliste (Rousseau). Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, la démocratie moderne puise sa force originaire en se pensant comme régime exprimant l'universalité de personnes morales dotés de droits fondamentaux (liberté et égalité, indissolublement unies dans l'égaliberté pour reprendre une heureuse formule de Balibar). Son intention est radicalement anti-despotique et anti-autocratique. Elle est le régime qui doit permettre à cette pluralité de personnes libres et égales de déterminer volontairement et consciemment les modes d'activité qui leur conviennent sans avoir à recevoir d'en haut, de la part du pouvoir paternaliste du despote ou du théocrate, l'imposition de ce qui devrait constituer pour eux la vie bonne.
Le grand libéralisme politique des débuts a, certes, divisé l'universalité des personnes morales en citoyens passifs et citoyens actifs, sur la base de discriminations sociales incessantes (la propriété privée sanctionnée par le cens, les différences sexuelles ou raciales). Mais tous les mouvements d'émancipation démocratique (travailleurs, femmes, colonisés, minorités) ont eu beau jeu de retourner contre les restrictions des libéraux l'exigence inconditionnée contenue dans le principe de la libre et égale personnalité morale de chaque individu humain. L'accusation qui dénonçait dans ces restrictions des prétentions de nouveaux privilégiés revenait à obliger le libéralisme à tirer toutes les leçons de la catégorie universelle d'homme, d'unité du genre humain en chacun de ses représentants et à relativiser les restrictions et les exceptions auxquelles il procédait comme expressions historiques d'intérêts logiquement contingents et historiquement provisoires.
Contrairement à ce que diront plus tard les théoriciens libéraux-sociaux -Rawls et Habermas-, la force originaire de l'exigence démocratique ne peut se réduire à la primauté du point de vue procédural sur le point de vus substantiel propre à la pensée antique et médiévale. L'idée de vie bonne, de bien commun, pensée par Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, ne peut être congédiée sans forme de procès, puisque la fin de l'Etat fondé sur le contrat central est de créer les conditions d'une vie bonne pour tous les citoyens en tant qu'union de personnes morales. Pourtant il est avéré que vite les libéraux dénonceront la prétention de cette totalité étatique à s'ériger en fin en soi, à définir le bonheur humain à la place des intéréssés eux-mêmes. Il suffit de se reporter à Kant, faisant de la recherche du bonheur un idéal de l'imagination non universalisable. L'Etat qui entend faire le bonheur des ses sujets sans leur avis, et à leur place, est un Etat paternaliste, un maître abusif ; il est déraisonnable et porte atteinte à la liberté de chacun qui est de définir sa propre idée du bonheur après avoir pocédé une libre recherche. La distinction entre bien commun substantiel et bien procédural doit donc être comprise comme inscrite dans le développement des contradictions internes de la logique démocratique.
Tout se joue, en effet, sur l'interprétation de la catégorie de personne morale selon que celle-ci est définie de manière isolée ou selon qu'elle est comprise en même temps comme personne sociale toujours déjà prise en une communauté d'appartenance. Le libéralisme pur ne connaît comme principe que la personne définie en tant qu'individu.
Cet individualisme est à la fois ontologique et méthodologique avant d'être politique. Les composants ultimes de l'activité humaine sont les individus en tant qu'ils sont saisis comme déliés de leurs appartenances précédentes jugées illégitimes. Tout corps politique qui se présente comme imposant sa propre antériorité à ses organes porte en lui la détermination de l'esclavage et de la servitude pour tous ceux qui ne sont pas nés du côté de la classe, ou du (sous) corps des hommes libres. L'affirmation de la personne morale base de l'état civil ou politique permet d'abandonner la condamnation aristocratique et despotique du démos comme réalité négative, comme masse ou multitude instrumentale. Elle permet positivement de redéfinir le peuple sans en faire l'organe d'un corps opposé à d'autres organes. Le libéralisme prend une distance définitive avec toute définition corporative et hiérarchique. La personne se comprend comme partie active du peuple qui se pose comme la libre assemblée de personnes morales devenues citoyennes, auteurs de la législation de l'Etat démocratique de droit. Le peuple n'est rien d'autre que cette assemblée d'individus, mais celle-ci une consistance propre. Si ce sont toujours des individus libres désormais qui vont décider sur le mandat et sous le contrôle des autres individus libres, la communauté fait être la personne comme telle; et, en ce sens, elle est une position qui se présuppose. La personne morale n'accède à elle-même que déliée de ses appartenances corporatives et hiérarchiques. L'individualisme opère l'abstraction salutaire qui désincorpore l'individu de ses déterminations historiques pour rendre la personne à sa vraie nature, à l'indéconstructible du sujet libre et égal.
Cette univocité de la personne comme fondement ultime et premier de la démocratie libérale ou plutôt de la libéral-démocratie, ne se maintient pas. Il apparaît vite que la personne morale est indissolublement sociale, que les activités libres qu'autorisent l'Etat libre ne sont possibles qu'au sein de relations qui pour reconnaître le fondement de la personne morale, imposent la production de quasi-corps sociaux. La libre association volontaire qui est supposée être à la base de la libre entreprise économique se révèle dans son processus d'actualisation être un système d'interdépendances et de contraintes quasi- organiques, même si celles-ci fonctionnent au libre contrat privé. De nouvelles inégalités se cristallisent au sein de la division sociale du travail. L'égaliberté de la personne morale risque de se renverser en illiberté et en inégalité pour certaines personnalités sociales au sein du travail commandé moderne (« le libre salariat » qui est aussi « l'esclavage salarié »).
Ces inégalités transforment la libre association de personnes morales en un corps néo-hiérarchique d'appartenances sociales aussi bien sur le plan de la production que sur celui de l'appropriation de la richesse, des capacités. Les groupes et les classes en situation de « sans-part » (pour reprendre la formule de Jacques Rancière) exigent la complétude de l'égaliberté en fraternité, non pas sa division selon la propriété privée. L'inconditionné de cette exigence est le moteur du renouvellement de la démocratie. Il ne s'agit pas seulement de revendiquer le droit essentiel, le droit à la politique (suffrage universel; intervention citoyenne), mais d'exiger un élargissement des droits de la personne morale (liberté de pensée, de religion, liberté d'association et d'action dans la sécurité existentielle) en droits de la personne sociale (droit à un libre travail rénuméré dignement, droit à la santé, à l'instruction, à la protection sociale). La démocratie libérale, sous le feu de la question sociale, est appelée à se faire démocratie sociale.
La politique ne se limite donc pas au mécanisme des procédures institutionnelles (parlement et administration) supposée protéger les mécanismes économiques établis. Elle s'enracine dans le conflit structural du corps social et peut même aller jusqu'à former l'idée socialiste ou communiste d'une association des «sans part » comme association de libres citoyens producteurs. Face au risque d'une servitude proprement moderne inscrite dans la soumission du travail par le capital, la démocratie libérale purement politique doit affronter le défi d'une expansion de la démocratie processus sur le terrain de la pratique économique et sociale, la politisation de ces pratiques. La démocratie sociale ne se définit même pas par la demande d'un partage plus solidaire des revenus, elle entend pénétrer dans l'entreprise et dire son mot sur la gestion de la production.
Le fondement de la théorie de la démocratie se divise donc : le débat de la personne morale et de la personne sociale fait surgir face à la propriété privée qui semblait être le corrélat unique de l'égaliberté le corrélat antagonique, métapolitique, de la fraternité et de la solidarité, héritier laque de la thématique religieuse de l'amour ou de la thématique antiques de l'amitié. Si la démocratie libérale constitue le principe de souveraineté comme souveraineté éthico-politique du peuple, si cette souveraineté vient d'en bas, si elle s'oppose ainsi à la souveraineté théologico-politique du prince et du prêtre qui elle descend d'en -haut, la démocratie sociale implique un élargissement indéfini de la démocratie libérale. Le libéralisme laisse apparaître sa limite qui est d'inclure, en effet, une clause permanente d'exclusion, de limitation de son universalisme de principe.
La démocratie sociale radicalisée substitue tendanciellement au nouveau peuple d'en haut, -l'altesse des propriétaires fonciers modernes, des industriels et des financiers-, le peuple d'en bas, voire des bas-fonds. Dans cette perspective, le principe correcteur et complémentaire de la personnalité sociale dépasse son formalisme et se révèle effectivement substantiel : il définit les conditions de vie bonne pour ceux qui jusqu'ici étaient des « sans part ». De même, il est impossible de faire des droits sociaux inscrits dans la personnalité sociale de simples droits régulateurs opposés aux droits constitutifs de la liberté définissant la personne morale. Les libéraux purs ou légèrement sociaux qui établissent cette distinction ne peuvent la fonder que sur des considérations quantitatives (grandeur de la richesse), manquent le caractère structural de la tension interne au principe de la démocratie entre personne morale et personne sociale.
La dialectique du principe démocratique se poursuit cependant même au- delà de la reconnaissance de la personnalité sociale sous la forme historique initiale de la personnalité des travailleurs. La libre association des citoyens continue le procès de sa division au rythme des différenciations de ce qui est un néo-corps social. La question de la territorialité se pose, en effet. Sur le même territoire de la nation, les citoyens nationaux s'opposent à tous les « autres » non nationaux, étrangers, immigrés à la recherche d'un travail pour subsister, réfugiés économiques ou politiques qui demandent asile, déchets du procès de production.
La démocratie se découvre alors comme nation, territoire national où demandent à pénétrer des minorités de plus en plus nombreuses. Comment en ce cas prendre en compte en tant que personnes morales et sociales ces masses sans combiner l'approche individualiste à une approche holiste ? Comment fonder cette prise en compte sans disposer de la connaissance des mécanismes de différenciation de l'organisme social démocratique ? La question de la citoyenneté passive et active rebondit pour se surdéterminer en question de la coexistence de la citoyenneté et de la non citoyenneté qu'impose la présence sur le territoire national de populations d'hommes qui ne sont pas des nationaux, des compatriotes et qui risquent de devenir des hommes superflus. La théorie classique normative de la démocratie se brouille alors et s'affronte aux conditions historiques concrètes de son institutionnalisation. L'interprétation de ces conditions seule révélera quel est le principe retenu comme effectivement opératoire dans une situation historique donnée et achèvera de montrer l'équivocité irréductible de toute théorie normative pure.
2. Les incertitudes de la théorie pure de la représentation
La démocratie moderne s'est trouvée durant tout le XIX° siècle confrontée à la question de savoir comment aménager la représentation qui la constitue en soumettant au contrôle des élites libérales (les citoyens actifs originaires) l'émergence des demandes sociales issues des citoyens passifs qu'étaient initialement les travailleurs. Cette tâche historique a contraint à modifier substantiellement le principe de la souveraineté représentative.
Sur le plan des principes purs, la souveraineté libérale du demos n'existe que représentée : le peuple n'existe comme tel qu'en et par ses représentants. La représentation politique se distingue conceptuellement de la représentation de droit privé selon laquelle le représentant est le mandataire de son mandant pour certaines activités et se voit tenu responsable directement par ce mandant des modalités sous lesquelles il en a représenté les intérêts. Le représentant de droit privé (tel un avocat) est un délégué, un porte-parole du mandataire, révocable par lui, sa mission étant circonscrite par un mandat impératif.
Pour le libéralisme, le représentant de droit public, le député élu au parlement; acquiert lui un pouvoir d'agir étendu à l'ensemble des affaires communes. Il est libre durant l'espace de temps qui sépare deux élections ; il ne peut être révoqué par le mandataire. Il n'est pas le représentant d'une partie du peuple socialement déterminée (les élites libérales ou les masses) ; il est le représentant du peuple en son universalité. Il est supposé délibérer sur les affaires communes du point de vue de l'universel, abstraction faite de ses intérêts privés. La représentation politique a pour contenu initial les intérêts des citoyens en tant ces intérêts sont supposés pensés du point de vue général, non déterminés comme intérêts particuliers individuels ou comme intérêts corporatifs de groupes sociaux (les factions bannies par Rousseau dans le Contrat social ). Chaque représentant du peuple doit procéder à la critique de ce qu'il peut y avoir de non généralisable dans l'expression de ses intérêts particuliers individuels ou de classe.
Le représentant selon la démocratie libérale est un fiduciaire élu dont le mandat est rigoureusement libre et il n'a nul compte à rendre au peuple entre deux législatures. Toute interprétation du mandat en termes impératifs revient pour la logique libérale à briser l'universalité du peuple, multiplicité une d'une pluralité d'individus, au nom d'appartenances corporatives, d'une logique organiciste et holiste propre à l'ancien régime et à ses hiérarchies devenues irrationnelles. Du point de vue libéral, le mandat impératif est solidaire d'une conception corporative de la pluralité humaine où l'intérêt général se résout de fait en un compromis entre intérêts particuliers déjà esquissés, qu'ils soient individuels ou groupaux, que le compromis produit comme intérêts. Le mandat libre entend interrompre la préexistence et la solidité de ces intérêts pour assurer la constitution même du peuple dans les actes de délibération posés par chaque représentant pensant du point de vue supposé de l'intérêt général. Le représentant ne fait pas remonter vers le monarque des intérêts corporatifs pour que celui-ci les interprètes et décide une fois informé en toute souveraineté. C'est en tant que représentant autorisé qu'il fait être le peuple souverain pour lequel il agit, délibère et prend en son nom les décisions.
Or, c'est en ce point que la théorie pure de la démocratie libérale a dû subir sous le poids historique de la pression des masses et de la question sociale une inflexion décisive qui s'inscrit dans la tension interne entre les principes constitutifs (personnalité morale/personnalité sociale). En Occident, le mouvement ouvrier de 1848 à 1968 a altéré la pratique du mandat libre qui ne pouvait fonctionner que sur la base d'une homogénéité sociale, celle du peuple des propriétaires, des bourgeois titulaires exclusifs de la citoyenneté active, qui pouvaient donc réfléchir leur particularité de classe en un intérêt général et sceller ainsi leur unité après débat contradictoire.
En obligeant la représentation populaire à s'élargir (suffrage universel d'abord masculin, puis féminin, abaissement de l'âge du droit de vote) la lutte politique du mouvement ouvrier a critiqué la fausse généralité de la notion d'intérêt général qui excluait les revendications des masses laborieuses. Elle a imposé une division dans la diction de l'universel, une contra-diction. Les élus populaires ont été contraints de délibérer et de voter en se plaçant du point de vue des intérêts de la nouvelle classe politiquement émergente, de rendre des comptes à leurs mandants, le peuple travailleur ou plutôt à son substitut, les directions des nouveaux partis de masse. S'est mis en place de fait un quasi mandat impératif, certes assez souple puisque des dissidences internes à la représentation ouvrière ont pu se produire, mais néanmoins assez puissant pour altérer irréversiblement le principe du mandat libre.
Il est apparu que ce dernier avait pour présupposé une homogénéité sociale du »peuple » identifié à la bourgeoisie propriétaire, telle que les personnes morales se déterminaient simultanément comme personnes sociales, davantage unies ou unifiables par des intérêts communs de classe que divisées par des intérêts de fraction de classes (propriété foncière, capital commercial, industriel, financier).
L'élargissement des droits politiques, l'attribution de droits sociaux ont révélé la structure conflictuelle concrète de la société moderne. La représentation politique, tout en se légitimant par recours à l'exigence d'universalité, a fonctionné en donnant un cours nouveau à un principe néo-corporatiste. Ce principe a été souvent contraire aux réquisits de la théorie libérale et souvent critiqué par elle comme résurgence du corporatisme médiéval. La démocratie moderne confrontée à la nécessité d'intégrer le conflit social n'a pu le faire qu'en modifiant la représentation par mandat libre en représentation par mandat semi-impératif et corporatif. Peu de penseurs ont saisi le caractère nouveau de cette modification et il faut saluer une fois encore la lucidité de Hegel à ce propos. Si les mouvements sociaux et les partis socialistes et communistes dans leur phase d'affirmation héroïque ont prétendu représenter le peuple des travailleurs comme « peuple du peuple » en maintenant la dimension d'universalité, s'ils ont voulu produire une nouvelle synthèse des droits démocratiques de la personne morale et de la personne sociale enfin reconnue en sa concrétude historique, il faut convenir que dans la pratique de la social-démocratie du XX° siècle ou de la démocratie social-libérale des Etats-Unis du New Deal jusqu'aux diverses variantes du Welfare State européen, surtout dans la période des trente glorieuses entre 1945 et 1975, s'est imposée une corporativisation de la démocratie devenue (un peu) sociale. Les intérêts généraux ont été partiellement identifiés avec les intérêts de classe des plus nombreux et ils ont été opposés aux intérêts des élites libérales qui ont néanmoins conservé la direction économique, politique, et sociale de la société.
En tout cas, la théorie démocratique normative pure a été déstabilisée de manière irréversible. La théorie classique -Locke, Constant, Tocqueville- présupposait, en effet, que la société était le produit artificiel de la volonté des individus souverains s'entendant pour crér et recréer l'état civil-politique. L'Etat libéral-démocratique est initialement conçu comme une association opposée à tout société organique et corporative, faite de corps intermédiaires. La démocratie libérale est un Etat sans états au sens des Stände médiévaux, sans ordres sociaux antérieurs.
Association libre de personnes morales libres, elle est constitué politiquement par l'acte par lequel un peuple est un peuple, l'acte par lequel se constitue la représentation libre constituante. Elle ne peut se vouloir constituée par les actes de sociétés particulières s'intégrant en un corps de corps. La reconnaissance des droits sociaux possédés par les personnes sociales infléchit en un sens corporatiste et holiste la logique démocratique. Les individus sont bien des personnes morales, mais ils sont désormais toujours déjà groupés et organisés socialement et historiquement. Le peuple réél, avec ses divisions, ses contradictions, avec ses organisations et ses bureaucraties capables de développer des stratégies propres, ne peut s'identifier au peuple fictif d'individus universels sans qualité, surtout si ces derniers subrepticement prétendent coïncider à leur tour avec les propriétaires privés des moyens de production.
La théorie de la démocratie doit s'ajuster à ces transformations historiques pratiques, sans renoncer à ses principes de base -les droits de l'homme d'égaliberté, la représentation parlementaire, le vote majoritaire, le respect de la minorité-. Il lui faut désormais plutôt renoncer au référent d'une société d'individus définie comme une pluralité homogène, dotée en chacun de ses composants de la même autonomie idéale. Il lui faut interroger l'effectivité du concept de volonté générale et de sa force centripète. Il lui faut mesurer l'auto-résolution (qui est autocritique) de la volonté générale dans une lutte de groupes et de classes et produire avec la notion de luttes des intérêts de classes et de celle de représentation parlementaire néo-corporative les éléments d'une nouvelle théorie de la démocratie, « réelle », impure, mi-empirique, mi-normative, capable d'affronter le verdict de l'histoire.
II. LA DÉMOCRATIE SELON LE RÉALISME. NÉOCORPORATISME ET PROCÉDURALISME
1. Une théorie volontairement réduite de la démocratie
Les terribles secousses de l'histoire du XX° siècle ont à la fois validé la démocratie réelle face à ses concurrents historiques qui ont paru un moment la supplanter dans la crise du premier après-guerre (1919-1939). En effet, le communisme bolchevique qui voulait réaliser les promesses non tenues de la démocratie libérale n'a jamais pu produire une hégémonie culturelle et politique, réaliser une forme démocratique supérieure. Le nazi-fascisme a heureusement échoué dans son projet d'Etat national total. Le conflit entre communisme et fascisme reposait certes sur une même défiance à l'égard des limites et des impuissances de la démocratie libérale. Toutefois, il serait erroné et dangereux de faire de cette identité négative la preuve d'une unité positive dans la même « totalitarisme ». Le meilleur moment de la démocratie durant le XX° siècle, celui de la démocratie social-libérale sur fond d'économie keynésienne, doit être considéré comme une réponse donnée au défi communiste et fasciste. Il n'est pas paradoxal que les années où la politique a vécu d'enjeux effectifs et a existé dans le conflit entre causes jugéées décisives aient été celles-là mêmes du combat pour la survie de la démocratie, et pour sa survie sous une autre forme que la forme libérale censitaire et restreinte initiale.
La théorie de la démocratie a alors été reformulée par des théoriciens sociaux libéraux, non fascistes ou anti-fascistes, mais anti-révolutionnaires et anti-communistes. Ces penseurs ont su penser ensemble la question sociale et le nécessaire ajustement de la théorie pure. Il s'agit de Max Weber, de sa sociologie politique contenue dans Economie et Société (1922) et dans les écrits consacrés à la politique allemande et à la révolution bolchevique; de Benedetto Croce critiquant et intégrant dans son libéralisme social la tradition néo-machiavélienne italienne de Pareto, de Mosca, de Michels ; il s'agit plus tard d'Hans Kelsen et de sa polémique fondamentale avec Carl Schmitt (Essence et Fondements de la démocratie date de 1924), de Joseph Schumpeter donnant en 1938 ce texte qui a fait époque, Capitalisme, socialisme et démocratie. Ces théoriciens se veulent tous démocratiques, mais ils entendent purger la théorie pure de son excès normatif, de son idéalisme inconstructible. Tous veulent élaborer une conception réaliste, fidèle aux réponses d'une pratique politique modifiée par l'émergence des mouvements et des partis de masse. Leurs conceptions, ignorée des philosophes français, conditionne l'oeuvre de leurs grands continuateurs après 1945, comme celles de l'américain Robert Dahl, des italiens Norberto Bobbio et Giovanni Sartori, de l'anglo-allemand Ralf Dahrendorf, ou des français Eric Weil et Raymond Aron.
Le premier geste de cette théorie de la démocratie « réduite » est de mettre en doute la notion centrale de volonté générale. Weber, Kelsen, Schumpeter, commencent, en effet, par poser la question du critère qui permettrait d'identifier l'intérêt d'un groupe ou d'une classe portant en soi l'intérêt général. Celui-ci se réduit concrètement à une combinaison d'intérêts de groupes qui s'accordent entre eux au détriment d'autres intérêts particuliers. Les partis politiques de masse doivent être compris comme les représentants légitimes des intérêts de ce genre, tout comme les partis libéraux sont appelés à faire la clarté sur leurs propres intérêts qui sont ceux des classes dirigeantes. Tous les partis sont engagés dans une compétition pour obtenir le consensus des vastes classes moyennes, ces nouvelles venues, qui conditionnent tout équilibre politique. Les députés sont alors légitimés à se considérer comme étant normalement les députés de la nation médiatisée quant à elle par le parti et par la fraction de réalité sociologique correspondante.
La démocratie libérale devenue social-libérale repose donc sur un corporatisme politique sui generis. Elle est un système tripartite dont les éléments sont respectivement les deux grands groupes sociaux représentés par leur parti et l'appareil politique -parlement et administration de l'appareil d'Etat-. Le gouvernement a pour fonction de produire et faire exister les intérêts de groupes en tant qu'intérêts nationaux et il lui revient d'assurer la médiation permanente entre les partis.
La politique démocratique est invitée ainsi à critiquer la métaphysique qui a accompagné sa naissance, la métaphysique de la volonté générale, reprise moderne subjective de la thématique objective prémoderne du bien commun. Kelsen, comme Schumpeter, règlent ici leurs comptes avec la théorie normative représentée de manière exemplaire par Rousseau.
Pourquoi la confrontation a-t-elle pour objet Rousseau ? Parce que ce dernier unit de manière contradictoire tous les termes du problème de la représentation. D'une part, en effet, contre les libéraux classiques, il maintient en la modifiant l'idée de la représentation par mandat impératif sous la forme de la délégation commissaire. La volonté générale implique la coïncidence des sujets de l'agir politique, des contenus de leur agir avec les destinataires de cet agir. Comme telle, elle ne saurait se représenter. Inaliénable, indivisible, irreprésentable, elle détermine le pouvoir législatif et le pouvoir éxécutif comme autant de commissaires provisoires et révocables. D'autre part, Rousseau condamne l'organisation de la vie politique en partis permanents définis par une aptitude à représenter des intérêts corporatifs de groupes. Ce sont là des « factions » préconstituées qui empêchent chaque citoyen de délibérer injdividuellement du point de vue de l'universel et de se constituer en interprète de la volonté générale. Pour Rousseau une décision est d'autant plus démocratique que la majorité qui l'approuve a procédé à l'abstraction des intérêts particuliers, individuels et groupaux, et que l'extension de la majorité qui l'a approuvée se rapproche de l'unanimité raisonnable et réalise la coïncidence entre la volonté singulière de chaque citoyen et la volonté générale. Pour les théoriciens réalistes, cette version rousseauiste paye la critique qu'elle conduit de la théorie libérale d'un prix exorbitant, celui d'une circularité vicieuse. Elle n'est qu'un mythe dangereux qui réduit la pluralité politique à l'Un d'un pouvoir total.
En effet, Rousseau pose que le commandement politique perd de son altérité et de sa force de contrainte extérieure, s'il présuppose la fiction d'une coïncidence a priori entre volonté générale et volonté particulière individuelle -la médiation des factions politique étant interdite-. Mais il demeure que les sujets du rapport de pouvoir sont soumis à la contrainte fonctionnelle par laquelle l'autorité politique doit bien réaliser l'ordre et la protection de tous par le moyen d'un commandement politique impliquant la différenciation et la discrimination des gouvernants et des gouvernés. La montée en puissance de la représentation néo corporative des intérêts sociaux ne peut être pensée dans ce cadre normatif qui aménage en un sens républicain la théorie pure au prix de nouvelles apories. Voilà pourquoi pour rendre compte du développement historique, les penseurs réalistes radicalisent leur théorie en avançant quatre thèses négatives critiques ( Zolo, 1992)
-Thèse1 . La théorie pure de la démocratie demeure hantée par le modèle aristotélicien de la politique qui fait de l'action politique, la praxis éthico-politique, la condition absolue de la vie bonne des citoyens. Il faut éliminer sans remords ce modèle antique, renoncer à l'idée de la politique comme savoir architectonique qui aurait pour seul but de façonner tous les aspects de la vie humaine. L'idée de volonté générale est encore prisonnière de la métaphysique substantialiste du bien commun et elle ignore la pluralité irréductible de la société moderne.
Max Weber, cet anti-Aristote, fait valoir dans sa sociologie politique, partie des son grand ouvrage, que la société moderne ne peut reposer sur le primat architectonique de la pratique politique. Société complexe, elle se définit par la coexistence de sous-systèmes. Le sous-système politique ne peut pas occuper une soit disant place centrale. L'existence de la représentation néo corporative des intérêts prouve la force de conditionnement du sous-système économique qu'elle a pour fonction de garantir politiquement. La rationalité de ce dernier exige la désappropriation du contrôle de la production par les producteurs et la détermination systémique de l'activité des entreprises par la productivité du capital. Le sous-système politique fait de l'Etat une entreprise spécifique d'intégration reposant sur la séparation organisée entre possesseurs des moyens de production politique (parlement et bureaucratie, fournisseurs de l'offre en biens politiques) et citoyens sujets. La démocratie est assurée si les droits fondamentaux de liberté sont garantis à tous dans la libre compétition des partis pour la satisfaction politique des intérêts sociaux ainsi représentés. La démocratie est essentiellement une technique, une procédure assurant la libre expression et la concurrence des intérêts susceptibles d'être satisfaits. La volonté générale se résout inévitablement en compromis provisoires produits par les procédures spécifiques. Un point, c'est tout.
-Thèse 2. La déconstruction de la théorie normative de la démocratie implique que l'on revise à la baisse le postulat selon lequel la participation du plus grand nombre de citoyens au processus de décision est un bien moral en soi et constitue déjà une forme de vie bonne. Ce postulat est utopique ; il crédite des individus absorbés dans les tâches de la vie quotidienne d'un sens élevé du bien commun. Il leur accorde de manière contre factuelle la capacité durable de s'orienter sur un bien commun dont la détermination exige un effort de connaissance insoutenable. Il exige d'eux un effort impossible en leur demandant de fixer à partir de quel moment est atteint un seuil de satisfaction pour tel ou tel bien. Il est normal et fonctionnel que les individus se contentent de transmettre à leurs représentants des informations sur leurs besoins, sur leurs attentes prioritaires. La théorie demande aux citoyens de faire preuve d'une vertu démocratique quasi-héroïque. Or, celle-ci est devenue incompatible avec les formes d'une vie quotidienne dominée par les normes individualistes de la consommation et le souci de la réussite professionnelle.
-Thèse 3. La théorie classique de la démocratie moderne conserve néanmoins un principe déjà inscrit dans la démocratie antique, celui de la compétence des incompétents exprimé de manière exemplaire par Protagoras. Elle l'universalise à une assemblée de citoyens qui n'est plus limitée par l'esclavage ou le servage. Mais la formation du jugement politique exige désormais la disposition de connaissances produites par des experts. Ceux-ci tendent de plus en plus à orienter la décision démocratique, surtout lorsque les problèmes revêtent une dimension technique et que la puissance des forces économiques les prédéfinit. Il est devenu inutile et contre-productif d'immobiliser le processus de décision en parlotes non concluantes entre ignorants, il convient de le rendre plus efficace en utilisant l'expertise de ceux qui savent, savants, professionnels de tout genre, administrateurs formés à l'analyse et au calcul des moyens.
-Thèse 4. La radicalisation de l'exigence démocratique qui a marqué le passage du républicanisme de Rousseau au socialisme de Jaurès et/ou au communisme de Marx était solidaire de la croyance en la réalisation des conditions de pacification et de simplification des conflits sociaux. L'émergence de la représentation corporative a révélé une multiplication des attentes exigeant des choix que la théorie ne donne pas les moyens de penser. Le système le plus démocratique est incapable de satisfaire toutes les attentes. La nécessité de la prise de décision dans la contingence renvoie au déchiffrage de conjonctures singulières que nulle raison démocratique ne peut assurer. La conclusion s'impose : il est urgent de construire un autre modèle théorique en prise sur l'effectivité historique et de renoncer à se raconter des histoires sur la démocratie miracle.
2. La démocratie comme principat d'élites ouvertes et comme organisation néocorporatiste du conflit social
Cette théorie a pour destinataire ce qu'est devenu l'homo democraticus après les grands combats du siècle, un homme dépouillé de tout héroïsme civique, un homme ordinaire, prosaïque, aux impulsions labiles, à l'identité fragile, incapable de s'écarter longtemps du souci de ses affaires professionnelles et familiales, peu désireux de s'intéresser aux grands problèmes de la cité extérieurs à son souci vital.
Schumpeter (1958) fait suivre la critique de démocratie normative d'un modèle fondé sur les deux piliers de l'élitisme démocratique et de la représentation néo corporative des intérêts dans le cadre parlementaire. La démocratie devient avant tout la procédure par laquelle des citoyens dotés des droits fondamentaux élisent, dans le cadre des partis, des élites légitimes spécialisées qui sont en rapport de représentance avec les forces sociales et politiques de la société moderne. Quel que soit leur discours, les partis politiques de masse, après une phase d'opposition où ils se présentent comme porteurs de causes alternatives, se routinisent, ils cessent de prendre au sérieux la référence au bien commun ou à la volonté générale. Ils se conduisent comme organisations en lutte pour le pouvoir politique, défini lui-même comme condition de la reproduction-distribution de biens. Là où Weber faisait la théorie de la politique comme métier et la définissait comme système partiel de la division du pouvoir social, Schumpeter élabore une théorie du marché politique en syntonie avec le marché économique. La politique est concurrence « démocratique » entre entrepreneurs politiques pour conquérir la part la plus grande de ce marché et en distribuer les biens. À charge pour eux de répondre à la demande en distribuant à leurs électeurs les biens politiques en échange de leurs suffrages.
C'est à Kelsen (1988) que revient toutefois le mérite de former le modèle réaliste le plus cohérent et le plus riche : il conserve des éléments de base de la théorie normative qu'il traduit dans une théorie positive du droit, sans avoir à les dissoudre en ces considérations socio-économiques (A General Theory of Law and the State, 1945; Fondations of Democracy, 1939). Kelsen montre en quoi la théorie des élites sélectionnées par les procédures démocratiques est effectivement démocratique et ne se confond pas avec les théories conservatrices anti démocratiques de Vilfredo Pareto ou de Roberto Michels. Loin de signifier un abandon de la démocratie, sa redéfinition en termes de sélection des élites par le moyen de grands partis représentatifs d'intérêts sociaux majeurs constitue une adaptation et une rationalisation de la démocratie dans les conditions d'une société moderne pluraliste et complexe. La démocratie ne peut pas être pensée en termes de bien commun substantiel, elle est une procédure légale, la seule procédure de droit positif qui garantisse les droits de la personne morale en en faisant un libre électeur et qui confie la défenses de ses droits de personne sociale à des organisations représentatives quasi-corporatives de la différenciation sociale. La démocratie réelle ne peut exister que dans et par cet écart. C'est bien le peuple qui s'auto sélectionne en produisant par le suffrage libre et universel des représentants qui sont bien les représentants du peuple en sa pluralité.
La théorie réaliste et procédurale de la démocratie a ainsi le courage de soutenir la thèse de la nécessité et de la rationalité de ce qu'il faut bien appeler avec le politologue italien Danilo Zolo un principat démocratique, comme l'expose l'ouvrage homonyme de 1992, seul garant des droits fondamentaux, seul défenseur des intérêts sociaux.
Comme le montre le même Danilo Zolo, cette révision théorique atteste sa force d'un triple point de vue, historique, fonctionnel, sociologique.
-La raison historique.
La théorie de la représentation procédurale néo-corporative permet de faire apparaître le lien qui unit la démocratie à ses présupposés historiques. Ceux-ci ne renvoient pas, en effet, à la tradition grecque ou romaine : produite par et pour une minorité de citoyens seuls à posséder le titre d'homme libre, la démocratie antique, sans ignorer le principe de l'élection pour certaines charges, est une démocratie directe. À Athènes, l'institution centrale est celle de l'asssemblée, l'ekklesi, où tous les citoyens délibèrent et décident des affaires communes. La première théorie et la première pratique de la représentation sont médiévales et elles se réalisent dans le cadre de la royauté chrétienne. Les sujets politiques du roi peuvent être convoqués à des réunions solennelles par le monarque et ils s'auto-représentent auprès de la personne royale par des mandatairees chargés de faire remonter vers elle leurs intérêts et leurs requêtes. Divers groupes sociaux ont ainsi ce droit qui est une conquête : haute et basse noblesse, dignitaires ecclésiastiques, villes et bourgs, corporations profesionnelles. Ces représentants sont désignés soit par cooptation, soit par hérédité, soit par nomination opérée par une autorité supérieure. Ils ne représentent jamais des individus, mais des corps collectifs constitués. Leur fonction obéit à une logique organique : représenter et défendre les intérêts assurant leur autonomie de corps devant et contre les tendances centralisatrices du pouvoir monarchique.
La représentation moderne néocorporative introduit une modification décisive en ce qu'elle ne remet pas en cause la logique individualiste qui met à la base du pouvoir politique la souveraineté du peuple défini comme assemblée volontaire d'une pluralité d'individus libres. Elle se détermine comme instrument de correction du système politique en réintroduisant la prise en compte de fait de la différenciation sociale. La fragmentation du demos comme assemblée de personnes morales exige une recomposition successive en fonction de la détermination de ces personnes comme personnes sociales. En tant qu'électeurs des grands partis, les électeurs se sanctionnent comme membres du quasi-corps de l'Etat.
Après Hegel, c'est Marx qui le premier a compris dès ses textes initiaux le devenir quasi-organique de la représentation démocratique moderne ( dans Critique de la Philosophie hégélienne du droit, dans la Question Juive, l'Idéologie allemande, la Sainte Famille). Supposé chercher la volonté générale, le parlement bourgeois n'est pas né pour assurer la tâche de représenter le peuple en son universalité, il n'est pas une agora indirecte. Les députés ont pour fonction de produire un instrument protégeant l'autonomie d'une société civile dominée par les intérêts bourgeois. La protection des citoyens se réalise sur deux fronts : d'une part, contre les abus despotiques d'un pouvoir politique toujours potentiellement despotique et, d'autre part, contre l'action anarchisante des classes populaires menaçant la propriété privée. Ce sont les rapports de classes propres au mode capitaliste de production qui sont au fondement du paradoxal devenir corporatif de la représentation moderne. En s'organisant en parti ouvrier et en imposant de fait à ses mandants un mandat semi libre, les classes travailleuses démasquent la pseudo universalité de ce qui se présente comme volonté générale et elles imposent une autre diction de cette volonté, la prise en compte de leurs intérêts immédiats et leur socialisation (élargissement de la citoyenneté active, droits sociaux).
Les théoriciens réalistes modernes de la démocratie pensent le devenir corporatif de la démocratie en consacrant la catégorie d'intérêts et en la coupant de toute prétention alternative à dire encore la volonté générale. Les intérêts des classes ouvrières ne sont pas plus universalisables que ceux des classes dirigeantes. Ils sont autres et souvent opposés, mais surtout ils sont susceptibles de se composer en compromis sanctionnés par la loi. Par-delà le mythe de la volonté générale, la démocratie néo corporative des partis de masse est la vérité de la démocratie libérale, sa correction. La structure d'une société composée d'individus se reconnaissant comme libres personnes morales demeure une structure oligarchique corporative d'un type inédit. C'est elle qu'il faut aménager en rendant productif le conflit social, tout en le maintenant en deçà de la violence de la guerre civile. Pour Weber, Kelsen, Schumpeter, les partis socialistes par leur pratique politique s'inscrivent en cette logique sans vouloir le reconnaître, sans en assumer les conséquences, en particulier comme l'abandon de toute démocratie directe. La théorie nouvelle doit les aider à mettre en accord leur doctrine et leurs pratique.
-La raison fonctionnelle.
Cette théorie n'est pas une apologie du mandat impératif. Ce dernier n'est pratiqué, et d'ailleurs de manière bien relative, que par les partis ouvriers. Il ne s'applique que pour les périodes de crise politique où il importe de combattre sa remise en question par des minorités internes ou par la fraction parlementaire refusant la pression de la base. Considérée dans son rapport d'ensemble au fonctionnement de l'appareil d'Etat, la représentation s'immunise des contraintes du quasi-mandat impératif et elle se développe selon la logique du mandat libre. C'est désormais la fraction parlementaire du parti qui sélectionne les intérêts qu'elle entend défendre et qui déterminent les compromis de classes, souvent en opposition avec les fractions plus radicales des militants. La représentation néo corporative n'est obligée par aucune obligation politique et juridique formelle à l'égard du parti et de sa base. La dissymétrie est fonctionnelle.
Comme l'a saisi Weber, qui y voyait un signe de l'inévitable rationalisation de la politique moderne, il est fonctionnel et rationnel que le représenté soit entre deux élections privé d'instruments permettant de contrôler l'action du représentant. La désappropriation politique des moyens de production de la décision politique que subit le citoyen électeur est une procédure rationnelle, tout autant que la désappropriation des moyens de production imposée au travailleur direct par la soumission réelle du travail sous le capital. La seule action réservée à l'électeur est celle du choix qui lui permettra de ne pas renouveler le mandat confié au représentant, si celui-ci est jugé avoir manqué à son obligation d'offre politique en réponse à une demande légitime. La fonction électorale doit être considérée comme la procédure universelle : elle assure la désignation des sujets aptes à exercer une fonction politique qui doit demeurer fonctionnellement séparée et autonome. C'est par sa médiation que les conflits peuvent trouver l'occasion du compromis par renoncement plurilatéral à la violence. La démocratie est résolument système de procédures permettant cette transformation du conflit en compromis par-delà tout fantasme du bien commun substantiel. Elément de la machinerie politique, le système des procédures électorales peut élargir indéfiniment la base de son corps électoral, tout en assurant la légitimation de l'Etat. Ce mécanisme permet la constitution de cet élément de l'appareil d'Etat qu'est le parlement. Par cette élection légitimation, le parlement se trouve mis en situation de supériorité normative par rapport aux organes et aux appareils qui ont contribué à sa propre constitution. La démocratie réelle est ce jeu dont il faut respecter les règles sous peine de régression vers l'autocratie.
-La raison sociologique
La démocratie néo-corporative produit -par la médiation du parlement et du système organisé des partis- des commandements qui sont universellement valides. Elle exige une division du travail proprement politique qui redouble et garantit la division sociale fondée elle aussi sur la séparation entre propriétaires des moyens de production politiques et non propriétaires. Ainsi tombe une interprétation forte du principe démocratique de base, celui de la compétence des incompétents. Les hommes politiques accomplissent un métier qui exige des compétences propres et qui demande une nouvelle spécialisation. L'administration de l'Etat démocratique doit aussi se spécialiser et produire et des compétences et des experts qualifiés. Il est vain de regretter la participation des citoyens réunis pour traiter ensemble les affaires communes. L'idée originaire de la compétence des incompétents laisse place à celle d'une compétence politique propre assistée d'un cercle de compétences techniques donnant lieu à expertise. Les récriminations contre la bureaucratie sont absurdes, le vrai problème étant au contraire celui de la qualification de la bureaucratie et des experts qui instruisent les décision. La théorie réaliste dénonce le romantisme de l'archéo-démocratie et assume comme moyen rationnel l'inévitable prose bureaucratique.
À la question de savoir en quoi ce principat démocratique est encore démocratique, les théoriciens répondent de manière précise. Ce principat se distingue de toute forme d'autocratie ou de totalitarisme de plusieurs façons. Ainsi Kelsen souligne que le parlement représente bien le peuple, mais que cette représentation est nécessairement faible. Elle a, en effet, le statut d'une fiction constituante, analogue, mais à front renversé et en un sens ascendant, à la représentation médiévale de sens descendant. La volonté du roi qui descend du haut vers le bas est remplacée par celle du peuple en son parlement qui elle monte du bas vers le haut . Cette fiction est à la fois efficace et démocratique en ce que les citoyens demeurent titulaires de droits effectifs. D'autre part, l'expertise ne liquide pas totalement la compétence des incompétents : l'expert n'est pas superposable au citoyen. Le citoyen, dans la mesure où est aménagée une large sphère de formation de l'opinion publique et de discussion, peut donner à la doxa démocratique sa fonction éminente. Cette sphère définit la demande politique qui se représente auprès des experts en faisant valoir des raisons valides autorisant une offre politique qu'il revient de faire à l'appareil politique.
Schumpeter va plus loin que Kelsen en précisant que ce principat réunit heureusement un néo-machiavélisme procédural et une référence normative. Ce régime est démocratique parce qu'il permet d'affirmer les valeurs normatives de liberté et d'égalité, en les faisant reposer sur des procédures de sélection des gouvernants qui seules assurent la réalisation de ces valeurs et des objectifs impliqués. Il ne peut y avoir de démocratie sans ce minimum de procédures (élections libres, compétition plurielle entre partis, représentation parlementaire, règle majoritaire, alternance politique garantie à la minorité si elle devient majorité).
La condition effective de la démocratie peut alors mieux se formuler : il faut que la compétition entre partis se noue autour de véritables programmes, autour d'enjeux de société, après des débats argumentés reposant sur une information libre et sincère. Il faut que les alternances correspondent à des alternatives sur les grandes questions, ces alternatives se disant politiquement en discours de Gauche et discours de Droite. Là se creuse la différence radicale entre la démocratie réaliste et les diverses autocraties qui réduisent à l'Un du parti dominant la pluralité politique, qui truquent les élections, limitent ou nient le droit de penser et de s'exprimer librement, ne garantissent pas les droits de liberté physique et spirituelle, monopolisent l'opinion et la transforment en propagande, ne respectent pas enfin les opposants et les répriment. La démocratie réaliste porte ainsi le destin des libertés modernes et elle est seule à le porter.
Ainsi considérée, la théorie du principat démocratique peut même renverser l'objection qui lui est faite de fonctionner en faisant de l'électeur un nouveau citoyen passif opposé au seul citoyen actif que serait l'homme politique. La démocratie réaliste néo-corporative ne fait pas, en effet, une obligation structurale de la participation active. Elle peut à la fois élargir indéfiniment le corps électoral et rendre virtuelle en fait la participation active requise en droit. Elle assume même un certain degré d'apathie politique comme une règle pragmatique de fonctionnement efficace. Une trop grande participation produirait des dysfonctions internes au système politique : l'entrée en jeu de nouveaux participants, porteurs de demandes intenses insupportables dans la conjoncture, peut rendre impossible le processus de formation des décisions. La surcharge de la demande excède l'offre du marché politique, en produisant des phénomènes d'inflation de pouvoir, en accroissant la masse des frustrations induites par la lenteur du processus et par la faiblesse de ses résultats. Poussée au bout de sa logique, la théorie réaliste soutient que la démocratie n'est effective que si elle se limite au sous-système politique et fonctionne à la citoyenneté passive de fait.
Une trop grande participation démocratique est porteuse, d'autre part, de dysfonctions externes dans les rapports entre sous-systèmes. La démocratie néo-corporative a pu en fait dans ses meilleurs moments, ceux du l'Etat social de droit des années 1945-1975, élargir les procédures démocratiques à l'extérieur du système politique, dans certains secteurs de l'économie (comités d'entreprise, droit du travail, instances de contrôle) et de la vie sociale et culturelle (élections des organismes de gestion des systèmes de sécurité sociale, conseils d'universités). Mais les limites de cette expansion sont évidentes et les libéraux, s'inspirant de Weber, voient en cette expansion une menace pour le bon fonctionnement du sous-système clé qu'est l'activité économique.
La démocratie doit donc s'arrêter au seuil des entreprises et des appareils en charge de la raison d'Etat qui ne sont efficaces et innovants que si les uns et les autres sont régis par le mécanisme impersonnel de la productivité du capital et d'un certain secret. La démocratie néo-corporative n'est efficace, en particulier, que si elle sait se limiter en reconnaissant l'autonomie relative du sous-système économique, en respectant sa rationalité, en se bornant à rechercher des compromis politiques en matière de redistribution de la richesse produite, en s'interdisant enfin toute intervention sur les mécanismes de l'accumulation du capital. La démocratie réaliste ne reconnait le conflit social qu'en le traduisant en termes « d'intérêts » à la redistribution, la notion d'intérêt s'épuisant en cette traduction. Elle immunise le mécanisme de la production qu'elle estime indépasssable comme une seconde nature.
L'échec du communisme historique a pu sembler accréditer le bien fondé de cette autolimitation, tout comme la remise en cause du Welfare State en cours depuis les annés 1975 semble avoir écarté pour longtemps la perspective de cette démocratisation expansive hors système politique. Pour l'instant, la critique qui dénonce l'expansion démocratique vers le sous-système économique comme porteuse de dysfonctions externes, et non seulement internes, paraît avoir pour elle sinon le verdict de l'histoire, du moins le primat de fait dans la conjoncture de la mondialisation capitaliste.
III. L'AUTOLIQUIDATION DE LA DÉMOCRATIE NEO-CORPORATISTE À L'ÉPOQUE DE LA MONDIALISATION
1. Le réalisme devenu utopie ou l'échec de la démocratie néo-corporative
Force est de constater que le mouvement de la pratique politique initié par la restauration néo-libérale commencée dans le dernier quart du XX° siècle a paradoxalement rendu utopique aussi cette théorie réaliste qui prétendait fonder une pratique de la démocratie enfin délivrée des illusions substantialistes de la théorie classique. Kelsen et Schumpeter se percevaient comme des réformateurs laïques, anti-métaphysiciens, de la théorie de la démocratie. S'ils excluaient toute remise en cause du sous-système économique par une révolution sociale, s'ils refusaient les violences de la lutte de classes et tentaient de les canaliser pour en faire des conflits corporatifs d'intérêts légitimes sur le marché politique, ce dernier devait mettre en concurrence de réels enjeux. Il devait se soutenir d'une sphère de discussion publique réellement agonique. Il se trouve que l'évolution de la démocratie libérale « réaliste », à l'époque de la mondialisation, a tendu vers un bonapartisme soft, docile aux commandes de la reproduction du capital et des classes dominantes. Deux phénomènes sont apparus qui ont invalidé le modèle réaliste et violé objectivement les règles antérieures du jeu démocratique.
D'une part, la fin du communisme s'est accompagnée de la dégénérescence de la représentation néo-corporative devenue, à son tour incapable de produire une offre politique structurée par de réelles alternatives du type de celles qu'assurait encore la social-démocratie sérieusement réformiste. Le système représentatif s'est enfermé dans une logique auto référentielle sans perspective, et cela souvent sous la direction de partis ex-socialistes ou ex-communistes qui se sont eux-mêmes rebaptisés partis démocratiques. Cette incapacité à produire des alternatives est en relation directe avec la réorganisation de la production dans le sens d'une reconquête des taux de profit altérés par la politique de redistribution conduite par le Welfare State. Ce sont les contraintes systémiques capitalistes qui ont conduit les directions d'entreprises et les milieux politiques dominants (socialistes compris) à réduire l'offre sociale négociable. La politique systémiquement compatible repose sur la révision des coûts sociaux et sur la traduction politique de cette révision. Celle-ci prend la forme d'un déplacement vers le centre des partis dans le sens d'un bonapartisme veiné de populisme et d'une vulgate culturelle devenue hégémonique validant la vulgate libérale.
D'autre part, et simultanément, la sphère de l'opinion publique a été irréversiblement détruite par un appareil multimédia inédit qui rend impossible la formation du jugement politique et généralise la production d'une citoyenneté passive de type plèbe. Les medias mettent en forme la disparition de l'offre politique d'alternatives et l'autoliquidation autistique du marché politique dans l'autoréférentialité du système politique et sa transformation en spectacle, comme l'avait vu Guy Debord dans son ouvrage homonyme et prémonitoire de 1967.
Même désenchantée, la théorie réaliste du marché politique présupposait une correspondance (responsivness, pour reprendre le vocable des anglo-saxons) entre la demande en biens politique émanée des divers groupes organisés et la réponse donnée par le système politique, c'est-à-dire par le mécanisme de la décision parlementaire après confrontation entre partis politiques représentés et après filtrage par l'appareil administratif et les instances économiques L'offre politique prend alors la forme de décisions contraignantes législatives que l'administration exécute, jusqu'au niveau des citoyens devenus consommateurs de cette offre.
La pratique politique révèle toutefois le caractère fallacieux sur le plan théorique de l'analogie du marché politique. Celle-ci présuppose d'abord que l'on accepte la thèse de la rationalité du marché politique lui-même. Il se trouve, en effet, que l'idée de consommation politique ne concerne que la consommation politique solvable. Il faut que les consommateurs aient quelque chose à échanger, le vote ; mais celui-ci est commandé par la qualité de citoyens qui est refusée à des masses importantes d'individus, immigrés avec ou sans travail, réfugiés, étrangers clandestins que les aléas de la mondialisation conduisent à franchir les frontières du territoire national. Le vieux problème de la (non) coïncidence de la citoyenneté et de la nationalité ressurgit en prenant des proportions élargies. La théorie du marché politique fait l'économie de la réalité nationale et territoriale du marché et de ses acteurs légitimes.
Il y a pire. Les grandes démocraties occidentales connaissent des taux d'abstention électorale de plus en plus élevés. Même citoyens, de nombreux individus se transforment d'eux-mêmes en citoyens passifs, soit que la couche croissante des nouveaux pauvres, les « hommes sans » (sans travail, sans toit, sans papiers), se trouve hors marché, soit que désespérant de la capacité du système politique à leur donner des réponses adéquates certains jugent ne plus rien devoir demander et n'attendent plus rien de l'effectivité de l'offre. Le résultat est évident : le soi-disant marché politique est en réalité monopolistique puisque ne peuvent faire des demandes que les groupes capables de s'organiser, déjà pourvus en biens politiques et économiques. C'est la représentation qui sélectionne ses propres acteurs, c'est l'offre qui crée la demande et elle élimine la demande non solvable en produisant des non représentés structuraux. La représentation produit de la non-représentation. Le paradoxe est que de fait les non-représentés sont malgré tout représentés par des représentants issus d'autres groupes qui filtrent ou forclôsent ce qui dans la demande muette des non représentés ne leur convient pas.
Les entrepreneurs politiques, les partis, le parlement, l'administration, les medias inversent le sens de la responsivness : ils produisent à la fois la demande à laquelle ils feignent de répondre et la non demande qu'ils excluent. La perversion du mécanisme de la représentation corporative moderne s'atteste en ceci que depuis les années 1975, date de l'offensive libérale pour démanteler l'Etat social de droit devenu trop coûteux et pour faire remonter les profits du capital, le système politique a réduit la production d'alternatives réelles en matière de politique des revenus, d'imposition fiscale, de services publics et sociaux. Des objectifs politiques jugés atteignables par Weber, Kelsen, Schumpeter, plus tard par Aron et Touraine ont été éliminés de l'offre par tous les partis. L'évolution réelle de la démocratie a démenti comme encore trop peu réaliste la théorie réaliste et l'a de fait invalidée. Les transformations de la démocratie ont été plus cyniques et plus désenchantées que le « machiavélisme démocratique ».
La théorie de la correspondance entre demande et offre a donc vécu. Le système des partis, sous le boutoir de la « modernisation » économique capitaliste, a rompu tout lien avec le peuple des non ou mal représentés dont il produit la non-représentation. Les luttes politiques ne se mènent désormais pour aucune grande cause. Les partis de masse ont disparu, et avec eux l'engagement politique, le sens de la décision alternative. Même autoritaires et bureaucratiques, ces partis avaient été des écoles d'action politique et avaient rendu possible cette figure éminente de citoyenneté active qu'était le militant. Leur fin laisse place au vide nihiliste de partis d'opinions en compétition pour toujours repousser au centre leurs programmes et pour annuler ainsi la production d'alternatives. Les alternances qui les remplacent sont des variations identitaires au sein d'un même parti unique, celui du capital et de ses fractions et de leurs luttes internes. Elles opposent des équipes de gestionnaires interchangeables, souvent cyniques, toujours obsédés par leur seule carrière et prêts à transformer la vulgate démocratique en hypocrisie consciente.
Cela est dur à dire, mais ce sont les années de fer et de sang du XX° siècle qui ont été les seules années politiques où la démocratie a été un enjeu à partir des suites de la révolution russe. Les partis ont cessé aujourd'hui d'être des corps intermédiaires destinés à constituer l'association politique du peuple. Ils sont devenus des corporations propriétaires d'une part de marché oligopolistique dont ils vivent. Ils vivent (souvent bien pour les partis électoralement puissants) dans un autisme autoréférentiel, gérant la carrière de milliers de fonctionnaires, faisant nommer d'autres milliers de personnes dans les organismes privés ou publics, en fonction du rapport de forces électoralement sanctionnés. Leur pouvoir -réel- leur sert avant tout à se reproduire et fonctionne comme un capital politique à réinvestir pour reconstruire leurs bases. Comme tout capital, ce pouvoir implique affairisme et corruption structurale (les affaires précisément) ; il est tendanciellement mafieux, comme l'est le capitalisme financier. Les partis politiques se ressemblent désormais tous, la coupure droite/gauche ayant perdu toute pertinence politique et tout sens historique actuel. Ce sont des appareils idéologiques d'Etat pour reprendre l'analyse fameuse en son temps de Louis Althusser : ils sont des machines à distribuer des avantages, des postes, des privilèges, pour alimenter la loyauté de leurs clientèles, dans les limites de compatibilité autorisés par le système économique qui souvent les finance. Ils entretiennent des rapports de solidarité et de concurrence avec l'appareil administratif.
La situation actuelle est inédite, car jamais les partis sociaux-démocrates ou communistes occidentaux de masse n'avaient rompu à ce point le lien avec les problèmes de société et avec les masses subalternes. Ces partis ont été longtemps capables de former les militants qui les faisaient vivre et dont l'activité généreuse les légitimait. Les partis se sont eux-mêmes auto-dissous dans la mesure où ils ont souhaité et obtenu d'être financés sur fonds publics, ce qui ne les empêche en rien de développer la corruption ordinaire. Le problème de chaque parti est de savoir fidéliser une clientèle en identifiant le milieu social, la thématique électorale la plus rentable (l'immigration, la sécurité, l'écologie, les salaires) pour assurer leur propre conservation. S'est cristallisé un système des partis, communauté unifiée par le même souci de la stabilité des institutions démocratiques, figées dans leur état actuel. Tous concurrents dans la même course au centre de l'échiquier politique, tous ont perdu l'intérêt pour les grandes causes et le sens de l'antagonisme autour d'une diction du bien commun. Ils ne peuvent même plus assurer la transmission générationnelle de volontés politiques ; ils préfèrent tacitement se légitimer en légitimant leur système, tout en accréditant la fiction qui les constitue en porteurs d'une nouvelle manière de « faire de la politique ». L'élection à la présidence de la république française de Nicolas Sarkozy, les victoires en Italie de Silvio Berlusconi, la dissolution qui est disparition des partis de gauche en partis démocrates montrent ce qu'est cette nouveauté.
Le système des partis a pour fin objective dans son autoréférentialité autiste de permettre à la sphère politique apparemment autonome d'apparaître comme le système en charge du général, sphère où sont supposées se prendre les décisions concernant la chose publique. Face au public du théâtre électoral, ce système se légitime comme un rituel préventivement autorisé par ce public . Ce dernier, après consultation électorale, renvoie à l'appareil idéologique partidaire comme volonté générale cela même qui a été décidé par le sommet des partis et de l'Etat et qui est filtré par les logiques systémiques économiques. Ainsi se constitue un bonapartisme soft (bien identifié par Domenico Losurdo).
Le processus politique ne part pas de la base du peuple pour sélectionner l'offre politique, il part du pouvoir économico-bureaucratique soumis aux contraintes fétichisées de la mondialisation qui pénètrent l'appareil politique, avec charge pour celui-ci de justifier sous diverses variantes les décisions prises. La discussion rationnelle publique supposée avoir lieu sur les moyens et les finalités est remplacée par des mécanismes autonomisés de production du consensus recourant aux techniques publicitaires. Feu la démocratie réaliste néo-corporative! Vive la démocratie minimaliste chargé d'opérer la minimalisation permanente des conflits structuraux et la marginalisation des luttes ayant pour objectif les finalités de la vie sociale. Les partis dramatisent d'autant leur concurrence que celle-ci est privée de tout antagonisme réel, politiquement productif, qu'elle vise à maximiser le minimalisme, à réduire la charge trop lourde pour le système économique capitaliste mondialisé que représente la simple perspective d'une alternative. Les partis sont alors contraints de lutter pour leur image, condition de leur survie, tout en acceptant que les critères de productivité capitaliste définissent de plus en plus étroitement l'offre politique. On l'a vu avec le débat sur les fonds de pension et les projets de transformation du système de retraites, devenus un enjeu financier mondial, avec la réduction drastique des services publics et leur réorientation marchande.
La demande des classes et des groupes les plus dominés est ainsi forclose et elle n'a pour recours, si elle veut se faire entendre, que le recours au « mouvement » (comme les grèves de 1995 ou de 2007), mais ce mouvement est privé de tout débouché politique et ne peut que se manifester de manière intermittente. La recherche éperdue des votes modérés, clé du succès électoral, immunise et invisibilise le mécanisme permanent de la soumission réelle du travail sous la logique du capital. Le processus réel de la démocratie est une sorte d'autocritique qui tend à l'autodissolution. Le bonapartisme soft porte en lui la naissance d'une anti-polis inédite, fondée sur le cercle vicieux qui unit un public de consommateurs politiques amputés de toute citoyenneté active et la production de compromis de plus en plus privés de contenu, imposés quant à eux par le diktat des critères de la productivité capitaliste. Une nouvelle citoyenneté passive auto-entretenue dénature le suffrage universel ; une pseudo pluralité politique substitue l'agon virtualisé mais toujours intérieur à la structure de la société. Se réalise comme un parti unique subrepticement totalitaire du capital en lutte interne pour réaliser les conditions d'hégémonie de l'une de ses fractions. Le conflit entre fractions internes du capital et entreprises transnationales tend à remplacer la lutte de classes comme conflit central contractualisé, clé de voûte de la démocratie mondialisée devenu article d'exportation que la sainte croisade de l'Occident doit vendre ou imposer à force de bombes démocratiques.
Insistons sur l'importance du rôle joué par le consensus truqué et la dictature techno-politique du nouveau système des medias. On a là un phénomène nouveau qui pèse lourd dans la dégénérescence de la démocratie même réaliste en anti-polis. Le système mondialisé des medias élimine ce qui tient encore lieu de sphère de l'opinion publique et qui était un requisit démocratique minimal, maintenu par Kelsen et Schumpeter, par Bobbio et Aron. La formation discursive du consensus, chère à Habermas, est rendue impossible par la télédémocratie mondialisée. Peu de philosophes et de sociologues en France, si l'on excepte Régis Debray et Pierre Bourdieu, ont pris en compte cette transformation. Il y a solidarité, en effet, entre la constitution d'alternatives politiques et la sphère de l'opinion publique. La compétence des incompétents ne peut s'exercer sans une information riche et articulée, capable de nourrir des discussions contradictoires. Si cette sphère de la Publizität n'a jamais existé selon son concept, elle a eu des substituts effectifs avec la presse politique et les débats publics contemporains du Welfare State.
Aujourd'hui les problèmes offerts à l'opinion publique par les télévisions sont toujours déjà instruits par des négociations plus ou moins secrètes entre acteurs politiques officiels, sous le contrôle des représentants des grandes entreprises économiques et financières nationales et internationales. Les décisions prises en ces cycles préalables de transactions ne le sont pas en vertu d'un code déontologique fondé sur le principe de l'information complète et de la non-occultation des données. Les décisions ne relèvent pas d'un processus de formation d'un consensus rationnel autour de valeurs communes, comme le voulait encore la théorie réaliste. Le consensus effectif est un produit que ne règle nulle norme éthique fondée sur des règles universalisables. Il est produit a posteriori pour justifier les décisions prises au sein des réseaux des oligarchies politiques et économiques.
La communication politique opérée par le système multimédial détourne structuralement l'attention des problèmes décisifs et neutralise l'argumentation contradictoire sous un flux torrentiel d'informations et de préjugements. La faiblesse de l'attention du citoyen ordinaire, déjà soulignée par Schumpeter, est reproduite et aggravée de manière à court-circuiter la formation d'un jugement politique autonome. Les informations sont fusionnées dans un magma émotionnel qui prépare par sa rhétorique, ou plutôt sa sophistique, les citoyens déjà transformés en consommateurs à se faire des voyeurs invités à n'avoir qu'un regard de spectateur sur les problèmes des autres, à s'abstenir de tout jugement proprement politique et à se satisfaire d'appréciations moralistes élémentaires. L'impuissance de penser est organisée à l'intention des masses. Ce modelage de l'opinion repose sur la fragmentation des informations, sur l'effacement de tout principe de réflexion autre que celui proposé par la mise en images.
Ce commentaire exclut toute problématisation en termes de conflictualité raisonnée ; il impose la moralisation de toutes les questions politiques et il encourage la démission intellectuelle, en arguant de la complexité technique des problèmes. Il renforce les mécanismes d'une pensée automatique et somnambulique de masse qui consent à sa liquidation en tant que pensée critique, qui n'a même pas la perception de cette autoliquidation. Ce commentaire mutimédial écarte toute analyse contradictoire. Une vision du monde totale, réellement totalitaire, s'accrédite ainsi et se naturalise autour de simplifications moralistes. Ainsi est-il entendu par exemple que les nouvelles guerres de la mondialisation, Irak, Yougoslavie, étaient et sont des croisades du Bien contre le Mal ; qu'il y a trop d'immigrés et qu'une dose de national-racisme est hélas nécessaire ; que les chômeurs sont des profiteurs et que les grands responsables des entreprises ont raison de partir en retraite avec des stock options qui représentent un pactole. Une catastrophe anthropologique est là visible et non vue, et pour l'instant irrésistible !
S'effondre de fait la perspective soutenue par Habermas d'une démocratie délibérative fondée sur la libre discusssion de tous, normée par la recherche de l'argument le meilleur. Par le jeu réglé des silences et la surcharge de l'information distrayante et narcissique, la liberté d'information devient le moyen pour empêcher la formation du jugement politique. Le bonapartisme soft devient totalitarisme soft, liberal-totalitarisme selon la juste thèse de Marie-Claire Caloz-Tschop (2005). Mais cela n'inquiète pas beaucoup les philosophes, surtout pas les philosophes analytiques imperméables à l'histoire et incapables d'analyse concrète de la situation concrète. Se met en place, sous le leurre de la diversité (la multitude des chaînes de télé) un monopole idéologique de la communication politique en comparaison duquel la propagande des régimes totalitaires du passé est une grossière manipulation. Plus particulièrement, nulle compétition électorale ne peut être considérée comme reposant sur un processus d'information doté de rationalité. Les medias ôtent au vote tout enjeu pour en faire non un choix entre alternatives mais un moyen de régler les rapports de force entre élites politiciennes, autour de solutions largement prédéterminées par les affrontements des diverses fractions du capital et de ses entreprises, de ses experts académiques ou non.
Il serait donc urgent d'étudier les rapports effectifs entre système social et politique et système des medias. On pourrait faire apparaître que la socialisation civile et civique désormais échappe au système scolaire et éducatif au profit des médias. Cela d'ailleurs est un aspect important de la crise de l'école. Les medias assurent la destination sociale de la connaissance ; ils règlent ses usages et produisent le contexte de référence, les cadres de compréhension ; ils établissent le sens légitime. Tout comme le système des partis politiques produit en la sélectionnant la demande à laquelle ils sont supposés fournir l'offre, le système des medias produit le public qu'il est supposé informer. La réalité autorisée est celle des images et significations qui la représentent et la substituent à la réalité même. Le réel est modelé sur un choix d'images et significations qui le doublent et lui servent de foyers d'identification imaginaire. Le réel devient sa fiction médiologique, comme l'avait vu Jean Baudrillard. Les medias tiennent lieu de la rhétorique antique sans en avoir ni la dignité éthico-politique ni la puissance formative. Ils sont la rhétorique devenue sophistique ou plutôt la novlangue de l'anti-polis. Ils ne se bornent pas à remplacer le jugement par un ensemble d'images qui définissent l'horizon de ce qui doit être vu et dit, retenu. Ils conditionnent la modalité de ce jugement, celle de l'immédiateté assertorique qui court-circuite tout recul critique, tout recours à l'expérience. L'opinion publique n'est pas réflétée par les medias, c'est la mimésis du message des médias qui constitue le réel. Les médias sont une figuration électronique de la caverne que Platon identifiait au règne de la doxa, d'une opinion coupée de toute argumentation rationnelle. L'opinion publique ne réfléchit pas; les images réfléchissent à sa place le réel prédisposé à leur ressemblance. Elles pensent pour lui.
La démocratie se réduit ainsi à un rituel où les médias occupent désormais une place stratégique. Le prouve ce qu'est devenue une campagne électorale en régime télé démocratique. Les médias préparent le vote par les sondages qui transforment la campagne en campagne publicitaire. Sont mises en exergue les images des partis et des candidats, avec leurs qualités et leur potentiel de séduction immédiate. Se constitue un leadership de type télécharismatique où avant l'intervention des électeurs la capacité politique du candidat est objet du préjugement télématique. La campagne électorale se dédouble ainsi en une méta- campagne médiatique supposée anticiper le résultat de l'élection. Les électeurs télématiques virtuels remplacent les électeurs réels devenus spectateurs de leurs doubles télévisuels. Cette projection qui est dédoublement spéculaire exclut préventivement l'électeur de l'évènement électoral en le fixant sur l'image anticipée du résultat. Si l'on prend acte du fait que les entreprises des médias sont aujourd'hui des entreprises capitalistes de pointe, à haute valeur ajoutée et qu'elles ne peuvent que véhiculer les représentations stérotypées légitimant les représentations hégémoniques, on mesure à quel point ce système contribue à produire une citoyenneté passive, en laissant hors champ les demandes des plus faibles, des plus pauvres, des dominés. Le sens commun de masse n'est pas devenu sens commun, comme le souhaitait Gramsci. Il est informé par un télé-folklore qui fonctionne au somnambulisme consumériste de la non pensée.
Face à ce mixte de bonapartisme soft et de télétotalitarisme omni-pénétrant, la théorie réaliste de la démocratie apparaît pour une utopie. Il reste à se demander si est encore possible une théorie démocratique de la démocratie qui soit à la mesure de l'autoliquidation de la démocratie dans l'anti-polis et les défis de la mondialisation.
2. Démocratie et mondialisation capitaliste
Toutes les théories de la démocratie buttent sur le noeud qui unit économie et politique. Si elles reconnaissent le conditionnement exercé par l'économie, en particulier avec la théorie discutable des deux marchés, elles se donnent néanmoins l'évidence d'un présupposé, celui de la distinction entre deux sous-systèmes, le politique et l'économique, tout comme elles fétichisent la distinction entre société civile et Etat. Elles acceptent la représentation fondamentalement libérale selon laquelle la priorité revient à l'économique et le politique est destiné à la mise en forme politique de cette priorité. Le mouvement de la société est ainsi posé comme échappant à la politique et la précédant. Ces théories confient à la politique démocratique une mission de composition des intérêts inversant partiellement et compensant le mouvement naturel de la société. Or, cette représentation fait obstacle à la saisie du mouvement de la réalité.
En fait, les deux sous-systèmes, économique et politique, s'inter-pénètrent, et, comme l'a vu Marx, la loi trans-systémique de cette interpénétration demeure le maintien de la productivité du capital et donc de la soumission réelle du travail sous le rapport d'exploitation. Le fonctionnement du système politique (parlement et partis) consiste à traduire en « intérêts » traitables les besoins radicaux, les exigences d'égalité substantielle qui traversent la conflictualité sociale. L'Etat démocratique est enjeu de cette conflictualité, même si la défaite historique infligée au mouvement ouvrier par la restauration capitaliste des années 80 a rendu invisible cet enjeu. Le marché ne peut pas être un mécanisme neutre, il est un marché intrinsèquement politique, tout comme le soit disant marché politique est économique. La représentation politique des intérêts (la catégorie d'intérêt n'est pas critique, mais objet de critique) ne peut jamais être universelle. L'explosion de la question de la citoyenneté comme occasion de transformation de l'Etat démocratique national et de révision à la baisse de la doctrine de la souveraineté relance l'exigence d'une représentance universelle de fait et de droit.
Celle-ci ne peut venir que des forces sociales expulsées de la gestion de la production, de celles qui sont exclues de la citoyenneté et de toutes celles qui résistent à la passivisation, forces que la mondialisation capitaliste multiplie au sein des démocraties (immigrés, réfugiés, exclus et victimes diverses de la modernisation).
La gestion de la force de travail transnationale s'inscrit, on l'a dit et redit, comme un phénomène majeur de la mondialisation, mais elle s'opère encore pour l'essentiel dans le cadre de l'Etat Nation. Elle peut être l'occasion d'un salut de la démocratie dégénérée en anti-polis en rendant possible la relance de la démocratie processus. La possibilité de l'élargissement de la citoyenneté, multiculturelle et cosmopolitique, par delà l'identité nationale, contre les expulsions diverses frappant les immigrés et les réfugiés, montre que la constitution d'une citoyenneté passive intégrale n'est ni totale ni stabilisée et qu'une polis peut se reformer contre l'anti-polis. C'est par là que l'élaboration normative peut retrouver ses droits, par la réaffirmation du droit des droits, le droit à la politique, le droit de cité, comme le rappelle en ses derniers travaux Etienne Balibar, à la suite d' Hannah Arendt. Ce droit de cité aujourd'hui ne peut s'actualiser que comme droit à une révolution inédite.
La démocratie est confrontée aujourd'hui aux transformations que lui impose le capital mondialisé. Intervient en ce point, à propos de la question de la citoyenneté, liée à l'existence irréversible d'une force de travail migrante transnationale, une question redoutable manquée aussi bien par les théoriciens réalistes que par la tradition républicaine et socialiste, la question de la détermination de la démocratie comme Etat Nation. La structure politique qui a subi les coups de la restauration néolibérale est celle de l'Etat social et national défini par sa souveraineté. Si cet Etat a représenté un incontestable acquis - ce n'est point un hasard que la restauration néolibérale l'a combattu comme un obstacle à l'accumulation du capital -, il demeure qu'il déterminait la citoyenneté en la recouvrant par la nationalité et qu'il a subi une dérive nationaliste. Ainsi la citoyenneté est redevenue un privilège, un privilège national dont étaient exclus les étrangers résidant sur le terriroire national où ils jouaient pourtant un rôle décisif dans la production des richesses. L'ombre du nationalisme a hanté cet Etat et la situation était encore aggravé par une dérive raciste lorsque l'Etat était celui d'une ancienne puissance coloniale comme la France.
Toutefois, il serait imprudent et politiquement contre-productif de chercher une alternative dans une démocratie cosmopolitique isolée des autres niveaux de communautés. Il est impossible de faire la croix sur le cadre de la nation. Il s'agit de l'élargir et de le « cosmopolitiser » de l'intérieur, tout en construisant simultanément un niveau de transformation extérieurement cosmopolitique. Il est vrai que la mondialisation des rapports économiques capitalistes déstabilise l'Etat nation, réduit sa capacité d'intervention démocratique sociale, le recentre sur la fonction de soutien des entreprises dans leur lutte pour la conquête de marchés. L'irruption du racisme et de l'ethnicismes est la rançon à payer pour la perte de la fonction minimale de protection étatique. Il est vrai que la mondialisation en créant des ensembles transnationaux de relations économiques et sociales crée l'occasion de l'émergence de formes politiques post-étatiques, comme la confédération. Mais les luttes qui maintiennent encore la nation comme espace de résistance sont nécessaires, comme sont nécessaires les luttes qui prennent en compte les communautés de vie. Les hommes ne naissent pas spontanément cosmopolitiques, citoyens d'un monde à venir. Ils peuvent le devenir, mais à partir de l'humanisation des communautés concrètes en lesquelles ils ne peuvent pas ne pas naître. Il serait absurde de déserter le combat dans le cadre national, pour une autre modalité non nationaliste de la nation, en attendant la venue de la cosmopolis. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne.
La théorie de la démocratie réaliste a raisonné, avec Schumpeter, Dahl, Kelsen, Bobbio, Aron, dans le cadre de la souveraineté nationale. La démocratie processus est défiée ; elle doit investir le niveau transnational, par l'organisation d'un internationalisme radicalement démocratique, antagoniste du seul internationalisme effectif, l'internationalisme libéral et son globalisme économique. Il s'agit d'imposer aux nouvelles structures politiques émergentes l'élargissement cosmopolitique d'une citoyenneté affrontant la question du travail. Cette lutte qui commence à peine pour une autre mondialisation que la mondialisation capitaliste révèlera la solidarité des droits constitutifs de la liberté et des droits dits improprement créances en matière de travail, de protection sanitaire, de prévoyance sociale, d'éducation.
Elle passe par des créations de démocratie directe de base et en transformation des communautés d'appartenance. Elle doit poser à nouveaux frais la question de la révolution. L'ensemble des questions exigeant des réformes est tel, en effet, que la réforme ne peut plus se dispenser de se constituer en processus révolutionnaire nouveau, unissant le social et le politique, l'économique et le culturel, le civique et la civilité. Ainsi l'analyse rigoureuse de la situation historique permettra une relance de l'élaboration normative autour de l'unité des droits constitutifs et des droits créance, de la démocratie processus et de la révolution transmoderne. La théorie normative est vide si elle ne se remplit pas de l'analyse de la condition historique mondialisée, et cette analyse est aveugle si elle ne reformule pas constamment les principes de l'égaliberté et ne réintroduit la dimension susbtantielle inédite du bien commun immanente au droit de cité et au droit de révolution.
Ce bien commun est à la fois singulier et pluriel. Singulier en ce qu'il inclut la perspective d'une vie bonne pour chacun, pluriel en ce qu'il se dit selon la pluralité des communautés de vie, de la cité à la nation, de la région à un ensemble élargi, de la nation à la mondialité. Ce problème de l'articulation des communautés et des modalités de l'être-en-commun pluriel et singulier est devant nous. Le nationalitaire n'est pas nationaliste, tout comme le cosmopolitisme n'est pas exempt d'impérialisme. Le communautaire ne se réduit pas au ghetto identitaire, tout comme l'universel de la mondialité hésite entre l'abstraction et l'hégémonisme impérial.
Revenons à la démocratie. Nous sommes bien en face d'une alternative historique, d'un ou bien ou bien. Ou bien la dégénérescence de la démocratie réaliste en télé bonapartisme soft aboutit à une anti-polis qui formellement démocratique finira par porter atteinte aux droits politiques de base et débouchera sur une dictature sécuritaire, ou bien s'inaugure une dialectique de l'égalité réelle ancrée dans la résistance polymorphe contre la soumission dans le travail qui fédère en puissance d'une nouvelle multitude toutes les forces comprimées par cette soumission.
Cette dialectique ne peut se manifester d'abord que comme capacité d'interruption de la dérive plus qu'entamée vers l'antipolis. Serait donc à l'ordre du jour la reprise de la thématique du bien commun substantiel qui repose sur l'idée que la politique est architectonique, qu'elle exerce son hégémonie sur l'ensemble des pratiques, par-delà les abstractions procédurales (sans d'ailleurs les rejeter toutes). Aristote, Machiavel, Spinoza, Rousseau, Marx, Gramsci, ont encore beaucoup à nous dire, mais il serait erroné de croire qu'il s'agit de restaurer la polis antique. Il s'agit de relancer la politique comme démocratie radicale dans une conjoncture où l'Etat national souverain n'est plus le seul acteur démocratique possible et a changé de fonction, mais où il demeure terrain de luttes à articuler à un niveau transnational dominé aujourd'hui par le capitalisme sous hégémonie de la superpuissance impériale-impérialiste.
La démocratie processus dépose les formes passées ou dégénérées de la démocratie. Elle est de l'ordre d'une pratique interminable, perpétuellement défiée à se refonder ou à disparaître. Elle porte les chances d'un nouvel internationalisme et d'un nouveau sens de la communauté. Ces chances sont faibles, mais non nulles. Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté, encore une fois, cette formule popularisée par Gramsci balise l'espace de la réflexion par gros temps, le gros temps de la mondialisation.
Introduction: Conjoncture
La démocratie libérale représentative est la pièce essentielle du consensus de notre époque avec l'économie capitaliste. La fin du communisme soviétique a semblé un temps avoir réglé définitivement par la négative la question de possibilités alternatives. Il est devenu immoral de nourrir des soupçons sur le fondement et la portée effective de cette démocratie. Les organismes internationaux, les grandes puissances, Etats-Unis en tête, le droit international s'accordent pour faire du passage à la démocratie la condition de toute reconnaissance politique et de toute aide économique données à un Etat. L'horizon d'un Etat démocratique mondial semble être à l'ordre du jour.
La démocratie moderne a clôturé la question classique de la philosophie politique, celle qui traitait de la question du meilleur régime et rendait possible la recherche du bien commun et de l'excellence humaine. Elle assume son refus de toute détermination substantielle de ce bien commun et elle se contente de n'être que la méthode procédurale la plus adéquate pour rendre possible à tous les citoyens la jouissance des droits fondamentaux de liberté et d'égalité, ces acquis historiques devenus bien universel. Cette méthode est celle de la représentation et elle a pour instrument l'opinion commune, à défaut d'une impossible vérité. C'est ce que répètent ad nauseam les grands théoriciens libéraux de notre temps comme Bobbio (1984, 1991, 1999), Dahl (1989), Habermas (1992), Rawls (1993), après Kelsen (1988 et Aron (1965).
Une philosophie responsable ne peut ignorer ce résultat de l'histoire du XX° siècle, conquis sur la défaite des systèmes autocratiques. Elle ne peut davantage se limiter à une simple apologie de la démocratie contemporaine. La philosophie contemporaine en France, en particulier, a choisi majoritairement la voie de l'élaboration des principes normatifs de la démocratie libérale représentative, suivant en cela le grand mouvement néocontractualiste initié par A Theory of Justice (1971) de John Rawls. Ainsi a-t-on voulu réaffirmer l'autonomie de la politique contre le réductionnisme économique et social dont s'était rendue coupable la théorie marxiste, elle-même discréditée par son incapacité à se délier de sa sujétion à l'Etat despotique et à son triple monopole, politique, économique et spirituel. Ainsi s'est-il agi de mettre à distance avec la science politique positive et son scientisme naïf. S'est imposée l'idée qu'il y avait des principes normatifs éthico-politiques qui fondent leur puissance de contrainte logique sur leur contenu propre, c'est-à-dire sur une anthropologie ontologique liant la vraie nature de l'homme aux procédures de la liberté.
Ce normativisme s'est renforcé avec la pénétration de ce que l'on a nommé la réhabilitation de la philosophie pratique, renforcement contradictoire toutefois en ce que cette thématique était souvent critique de la fondation libérale néo-contractualiste (Hannah Arendt, Leo Strauss). La conjoncture est toutefois majoritairement dominée par les débats anglo-saxons entre, d'une part, libéraux et communautariens (Mac Intyre, Sandel, Charles Taylor), libéraux radicaux (Hayek, Nozick) et libéraux sociaux (Rawls lui-même, Habermas). Ce dernier occupe une place singulière en ce qu'il combine en sa pensée une analyse des processus effectifs et une théorie normative de l'agir communicationnel, parvenant ainsi à donner à sa théorie normative de la démocratie une consistance socio-historique supérieure. Il suffit de considérer le Dictionnaire des idées politiques de Philippe Reynaud et de Stéphane Rials et le Dictionnaire des idées morales de Monique Canto-Sperber pour se rendre compte de cette écrasante dominance du normativisme libéral-social.
En France, cette orientation a pris la forme d'une inflation juridico-morale (ainsi que l'attestent les travaux notables d'Alain Renaut, Pierre Manent, Paul Ricoeur, Jean-Marc Ferry et ceux des spécialistes de Hobbes, de Locke, de Constant et de Tocqueville. Le lien est rompu avec les analyses réalistes et historiques des processus économiques, politiques et sociaux, dont Raymond Aron avait été été le brillant exemple libéral tout au long de sa polémique avec le marxisme. Des approches logico-empiriques comme celles de la Philosophie politique d'Eric Weil, au croisement de Kant, de Hegel et de Max Weber, ont été sans lendemain.
Un lourd silence, pour ne pas dire une crasse ignorance, recouvre en effet, du côté des philosophes français, la théorie réaliste de la démocratie. Les synthèses déjà classiques de libéraux critiques comme Pareto, Kelsen, Schumpeter, ne sont pas sollicitées pour tempérer l'ivresse normative. Carl Schmitt, probablement le théoricien conservateur le plus puisant du siècle passé, est toujours un auteur maudit en raison de son ralliement au nazisme. Plus près de nous, les interrogations autocritiques de sociologues, de juristes et de politologues libéraux, comme Ralf Dahrendorf, David Held, Danilo Zolo et Niklas Luhmann, sont superbement laissées de côté malgré leur richesse et leur pertinence. En France, en philosophie politique, seuls tentent de combiner approche normative et réalisme socio-historique des dissidents et rescapés du marxisme classique qui combinent à une autocritique de la catastrophe du communisme soviétique et des essais refondateurs de la théorie de la démocratie (Cornélius Castoriadis, philosophe de l'autonomie et Claude Lefort, penseur de l'invention démocratique, d'une part, et, de l'autre, Etienne Balibar, Jean-Marie Vincent, Jacques Rancière, Jacques Bidet, Jean Robelin et quelques autres).
Nous voudrions contribuer à réveiller de son sommeil dogmatique la théorie de la démocratie, en procédant d'abord à la reconstruction de la théorie pure de la démocratie, de ses problèmes internes et de ses apories (I). La prise en compte de ces difficultés s'est révélée dans la pratique historique des régimes démocratiques obligeant à une révision réaliste, avec la théorie de la démocratie néo-corporative (le marché politique et la démocratie définie comme « entreprise politique » selon Weber, Kelsen et Schumpeter). (II). Le cours de la réalité a rendu enfin elle-même inadéquate cette théorie qui entendait préserver l'essentiel de la procédure démocratique et de ses libertés. La crise structurale de la représentation démocratique s'est aiguisée ces derniers temps, à l'époque de la mondialisation capitaliste, dans le sens d'une crise permanente de l'entreprise démocratique, laisssant apparaître le péril inédit d'une autoliquidation de la démocratie libéral-sociale sous la forme d'un régime bonapartiste soft multi-médial, véritable anti-polis contemporaine (III). En conclusion, nous évaluerons les chances et les formes d'une relance de la démocratie comme processus.
I. GRANDEUR ET LIMITES DE LA THÉORIE PURE DE LA DÉMOCRATIE MODERNE
1) La division interne du principe démocratique. Le peuple, assemblée de personnes morales et/ou union de personnes sociales ?
La démocratie moderne se soutient initialement d'une théorie normative pure qui s'enracine dans le libéralisme jusnaturaliste (Locke, Kant, Constant) et qui se radicalise en républicanisme jusnaturaliste (Rousseau). Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, la démocratie moderne puise sa force originaire en se pensant comme régime exprimant l'universalité de personnes morales dotés de droits fondamentaux (liberté et égalité, indissolublement unies dans l'égaliberté pour reprendre une heureuse formule de Balibar). Son intention est radicalement anti-despotique et anti-autocratique. Elle est le régime qui doit permettre à cette pluralité de personnes libres et égales de déterminer volontairement et consciemment les modes d'activité qui leur conviennent sans avoir à recevoir d'en haut, de la part du pouvoir paternaliste du despote ou du théocrate, l'imposition de ce qui devrait constituer pour eux la vie bonne.
Le grand libéralisme politique des débuts a, certes, divisé l'universalité des personnes morales en citoyens passifs et citoyens actifs, sur la base de discriminations sociales incessantes (la propriété privée sanctionnée par le cens, les différences sexuelles ou raciales). Mais tous les mouvements d'émancipation démocratique (travailleurs, femmes, colonisés, minorités) ont eu beau jeu de retourner contre les restrictions des libéraux l'exigence inconditionnée contenue dans le principe de la libre et égale personnalité morale de chaque individu humain. L'accusation qui dénonçait dans ces restrictions des prétentions de nouveaux privilégiés revenait à obliger le libéralisme à tirer toutes les leçons de la catégorie universelle d'homme, d'unité du genre humain en chacun de ses représentants et à relativiser les restrictions et les exceptions auxquelles il procédait comme expressions historiques d'intérêts logiquement contingents et historiquement provisoires.
Contrairement à ce que diront plus tard les théoriciens libéraux-sociaux -Rawls et Habermas-, la force originaire de l'exigence démocratique ne peut se réduire à la primauté du point de vue procédural sur le point de vus substantiel propre à la pensée antique et médiévale. L'idée de vie bonne, de bien commun, pensée par Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, ne peut être congédiée sans forme de procès, puisque la fin de l'Etat fondé sur le contrat central est de créer les conditions d'une vie bonne pour tous les citoyens en tant qu'union de personnes morales. Pourtant il est avéré que vite les libéraux dénonceront la prétention de cette totalité étatique à s'ériger en fin en soi, à définir le bonheur humain à la place des intéréssés eux-mêmes. Il suffit de se reporter à Kant, faisant de la recherche du bonheur un idéal de l'imagination non universalisable. L'Etat qui entend faire le bonheur des ses sujets sans leur avis, et à leur place, est un Etat paternaliste, un maître abusif ; il est déraisonnable et porte atteinte à la liberté de chacun qui est de définir sa propre idée du bonheur après avoir pocédé une libre recherche. La distinction entre bien commun substantiel et bien procédural doit donc être comprise comme inscrite dans le développement des contradictions internes de la logique démocratique.
Tout se joue, en effet, sur l'interprétation de la catégorie de personne morale selon que celle-ci est définie de manière isolée ou selon qu'elle est comprise en même temps comme personne sociale toujours déjà prise en une communauté d'appartenance. Le libéralisme pur ne connaît comme principe que la personne définie en tant qu'individu.
Cet individualisme est à la fois ontologique et méthodologique avant d'être politique. Les composants ultimes de l'activité humaine sont les individus en tant qu'ils sont saisis comme déliés de leurs appartenances précédentes jugées illégitimes. Tout corps politique qui se présente comme imposant sa propre antériorité à ses organes porte en lui la détermination de l'esclavage et de la servitude pour tous ceux qui ne sont pas nés du côté de la classe, ou du (sous) corps des hommes libres. L'affirmation de la personne morale base de l'état civil ou politique permet d'abandonner la condamnation aristocratique et despotique du démos comme réalité négative, comme masse ou multitude instrumentale. Elle permet positivement de redéfinir le peuple sans en faire l'organe d'un corps opposé à d'autres organes. Le libéralisme prend une distance définitive avec toute définition corporative et hiérarchique. La personne se comprend comme partie active du peuple qui se pose comme la libre assemblée de personnes morales devenues citoyennes, auteurs de la législation de l'Etat démocratique de droit. Le peuple n'est rien d'autre que cette assemblée d'individus, mais celle-ci une consistance propre. Si ce sont toujours des individus libres désormais qui vont décider sur le mandat et sous le contrôle des autres individus libres, la communauté fait être la personne comme telle; et, en ce sens, elle est une position qui se présuppose. La personne morale n'accède à elle-même que déliée de ses appartenances corporatives et hiérarchiques. L'individualisme opère l'abstraction salutaire qui désincorpore l'individu de ses déterminations historiques pour rendre la personne à sa vraie nature, à l'indéconstructible du sujet libre et égal.
Cette univocité de la personne comme fondement ultime et premier de la démocratie libérale ou plutôt de la libéral-démocratie, ne se maintient pas. Il apparaît vite que la personne morale est indissolublement sociale, que les activités libres qu'autorisent l'Etat libre ne sont possibles qu'au sein de relations qui pour reconnaître le fondement de la personne morale, imposent la production de quasi-corps sociaux. La libre association volontaire qui est supposée être à la base de la libre entreprise économique se révèle dans son processus d'actualisation être un système d'interdépendances et de contraintes quasi- organiques, même si celles-ci fonctionnent au libre contrat privé. De nouvelles inégalités se cristallisent au sein de la division sociale du travail. L'égaliberté de la personne morale risque de se renverser en illiberté et en inégalité pour certaines personnalités sociales au sein du travail commandé moderne (« le libre salariat » qui est aussi « l'esclavage salarié »).
Ces inégalités transforment la libre association de personnes morales en un corps néo-hiérarchique d'appartenances sociales aussi bien sur le plan de la production que sur celui de l'appropriation de la richesse, des capacités. Les groupes et les classes en situation de « sans-part » (pour reprendre la formule de Jacques Rancière) exigent la complétude de l'égaliberté en fraternité, non pas sa division selon la propriété privée. L'inconditionné de cette exigence est le moteur du renouvellement de la démocratie. Il ne s'agit pas seulement de revendiquer le droit essentiel, le droit à la politique (suffrage universel; intervention citoyenne), mais d'exiger un élargissement des droits de la personne morale (liberté de pensée, de religion, liberté d'association et d'action dans la sécurité existentielle) en droits de la personne sociale (droit à un libre travail rénuméré dignement, droit à la santé, à l'instruction, à la protection sociale). La démocratie libérale, sous le feu de la question sociale, est appelée à se faire démocratie sociale.
La politique ne se limite donc pas au mécanisme des procédures institutionnelles (parlement et administration) supposée protéger les mécanismes économiques établis. Elle s'enracine dans le conflit structural du corps social et peut même aller jusqu'à former l'idée socialiste ou communiste d'une association des «sans part » comme association de libres citoyens producteurs. Face au risque d'une servitude proprement moderne inscrite dans la soumission du travail par le capital, la démocratie libérale purement politique doit affronter le défi d'une expansion de la démocratie processus sur le terrain de la pratique économique et sociale, la politisation de ces pratiques. La démocratie sociale ne se définit même pas par la demande d'un partage plus solidaire des revenus, elle entend pénétrer dans l'entreprise et dire son mot sur la gestion de la production.
Le fondement de la théorie de la démocratie se divise donc : le débat de la personne morale et de la personne sociale fait surgir face à la propriété privée qui semblait être le corrélat unique de l'égaliberté le corrélat antagonique, métapolitique, de la fraternité et de la solidarité, héritier laque de la thématique religieuse de l'amour ou de la thématique antiques de l'amitié. Si la démocratie libérale constitue le principe de souveraineté comme souveraineté éthico-politique du peuple, si cette souveraineté vient d'en bas, si elle s'oppose ainsi à la souveraineté théologico-politique du prince et du prêtre qui elle descend d'en -haut, la démocratie sociale implique un élargissement indéfini de la démocratie libérale. Le libéralisme laisse apparaître sa limite qui est d'inclure, en effet, une clause permanente d'exclusion, de limitation de son universalisme de principe.
La démocratie sociale radicalisée substitue tendanciellement au nouveau peuple d'en haut, -l'altesse des propriétaires fonciers modernes, des industriels et des financiers-, le peuple d'en bas, voire des bas-fonds. Dans cette perspective, le principe correcteur et complémentaire de la personnalité sociale dépasse son formalisme et se révèle effectivement substantiel : il définit les conditions de vie bonne pour ceux qui jusqu'ici étaient des « sans part ». De même, il est impossible de faire des droits sociaux inscrits dans la personnalité sociale de simples droits régulateurs opposés aux droits constitutifs de la liberté définissant la personne morale. Les libéraux purs ou légèrement sociaux qui établissent cette distinction ne peuvent la fonder que sur des considérations quantitatives (grandeur de la richesse), manquent le caractère structural de la tension interne au principe de la démocratie entre personne morale et personne sociale.
La dialectique du principe démocratique se poursuit cependant même au- delà de la reconnaissance de la personnalité sociale sous la forme historique initiale de la personnalité des travailleurs. La libre association des citoyens continue le procès de sa division au rythme des différenciations de ce qui est un néo-corps social. La question de la territorialité se pose, en effet. Sur le même territoire de la nation, les citoyens nationaux s'opposent à tous les « autres » non nationaux, étrangers, immigrés à la recherche d'un travail pour subsister, réfugiés économiques ou politiques qui demandent asile, déchets du procès de production.
La démocratie se découvre alors comme nation, territoire national où demandent à pénétrer des minorités de plus en plus nombreuses. Comment en ce cas prendre en compte en tant que personnes morales et sociales ces masses sans combiner l'approche individualiste à une approche holiste ? Comment fonder cette prise en compte sans disposer de la connaissance des mécanismes de différenciation de l'organisme social démocratique ? La question de la citoyenneté passive et active rebondit pour se surdéterminer en question de la coexistence de la citoyenneté et de la non citoyenneté qu'impose la présence sur le territoire national de populations d'hommes qui ne sont pas des nationaux, des compatriotes et qui risquent de devenir des hommes superflus. La théorie classique normative de la démocratie se brouille alors et s'affronte aux conditions historiques concrètes de son institutionnalisation. L'interprétation de ces conditions seule révélera quel est le principe retenu comme effectivement opératoire dans une situation historique donnée et achèvera de montrer l'équivocité irréductible de toute théorie normative pure.
2. Les incertitudes de la théorie pure de la représentation
La démocratie moderne s'est trouvée durant tout le XIX° siècle confrontée à la question de savoir comment aménager la représentation qui la constitue en soumettant au contrôle des élites libérales (les citoyens actifs originaires) l'émergence des demandes sociales issues des citoyens passifs qu'étaient initialement les travailleurs. Cette tâche historique a contraint à modifier substantiellement le principe de la souveraineté représentative.
Sur le plan des principes purs, la souveraineté libérale du demos n'existe que représentée : le peuple n'existe comme tel qu'en et par ses représentants. La représentation politique se distingue conceptuellement de la représentation de droit privé selon laquelle le représentant est le mandataire de son mandant pour certaines activités et se voit tenu responsable directement par ce mandant des modalités sous lesquelles il en a représenté les intérêts. Le représentant de droit privé (tel un avocat) est un délégué, un porte-parole du mandataire, révocable par lui, sa mission étant circonscrite par un mandat impératif.
Pour le libéralisme, le représentant de droit public, le député élu au parlement; acquiert lui un pouvoir d'agir étendu à l'ensemble des affaires communes. Il est libre durant l'espace de temps qui sépare deux élections ; il ne peut être révoqué par le mandataire. Il n'est pas le représentant d'une partie du peuple socialement déterminée (les élites libérales ou les masses) ; il est le représentant du peuple en son universalité. Il est supposé délibérer sur les affaires communes du point de vue de l'universel, abstraction faite de ses intérêts privés. La représentation politique a pour contenu initial les intérêts des citoyens en tant ces intérêts sont supposés pensés du point de vue général, non déterminés comme intérêts particuliers individuels ou comme intérêts corporatifs de groupes sociaux (les factions bannies par Rousseau dans le Contrat social ). Chaque représentant du peuple doit procéder à la critique de ce qu'il peut y avoir de non généralisable dans l'expression de ses intérêts particuliers individuels ou de classe.
Le représentant selon la démocratie libérale est un fiduciaire élu dont le mandat est rigoureusement libre et il n'a nul compte à rendre au peuple entre deux législatures. Toute interprétation du mandat en termes impératifs revient pour la logique libérale à briser l'universalité du peuple, multiplicité une d'une pluralité d'individus, au nom d'appartenances corporatives, d'une logique organiciste et holiste propre à l'ancien régime et à ses hiérarchies devenues irrationnelles. Du point de vue libéral, le mandat impératif est solidaire d'une conception corporative de la pluralité humaine où l'intérêt général se résout de fait en un compromis entre intérêts particuliers déjà esquissés, qu'ils soient individuels ou groupaux, que le compromis produit comme intérêts. Le mandat libre entend interrompre la préexistence et la solidité de ces intérêts pour assurer la constitution même du peuple dans les actes de délibération posés par chaque représentant pensant du point de vue supposé de l'intérêt général. Le représentant ne fait pas remonter vers le monarque des intérêts corporatifs pour que celui-ci les interprètes et décide une fois informé en toute souveraineté. C'est en tant que représentant autorisé qu'il fait être le peuple souverain pour lequel il agit, délibère et prend en son nom les décisions.
Or, c'est en ce point que la théorie pure de la démocratie libérale a dû subir sous le poids historique de la pression des masses et de la question sociale une inflexion décisive qui s'inscrit dans la tension interne entre les principes constitutifs (personnalité morale/personnalité sociale). En Occident, le mouvement ouvrier de 1848 à 1968 a altéré la pratique du mandat libre qui ne pouvait fonctionner que sur la base d'une homogénéité sociale, celle du peuple des propriétaires, des bourgeois titulaires exclusifs de la citoyenneté active, qui pouvaient donc réfléchir leur particularité de classe en un intérêt général et sceller ainsi leur unité après débat contradictoire.
En obligeant la représentation populaire à s'élargir (suffrage universel d'abord masculin, puis féminin, abaissement de l'âge du droit de vote) la lutte politique du mouvement ouvrier a critiqué la fausse généralité de la notion d'intérêt général qui excluait les revendications des masses laborieuses. Elle a imposé une division dans la diction de l'universel, une contra-diction. Les élus populaires ont été contraints de délibérer et de voter en se plaçant du point de vue des intérêts de la nouvelle classe politiquement émergente, de rendre des comptes à leurs mandants, le peuple travailleur ou plutôt à son substitut, les directions des nouveaux partis de masse. S'est mis en place de fait un quasi mandat impératif, certes assez souple puisque des dissidences internes à la représentation ouvrière ont pu se produire, mais néanmoins assez puissant pour altérer irréversiblement le principe du mandat libre.
Il est apparu que ce dernier avait pour présupposé une homogénéité sociale du »peuple » identifié à la bourgeoisie propriétaire, telle que les personnes morales se déterminaient simultanément comme personnes sociales, davantage unies ou unifiables par des intérêts communs de classe que divisées par des intérêts de fraction de classes (propriété foncière, capital commercial, industriel, financier).
L'élargissement des droits politiques, l'attribution de droits sociaux ont révélé la structure conflictuelle concrète de la société moderne. La représentation politique, tout en se légitimant par recours à l'exigence d'universalité, a fonctionné en donnant un cours nouveau à un principe néo-corporatiste. Ce principe a été souvent contraire aux réquisits de la théorie libérale et souvent critiqué par elle comme résurgence du corporatisme médiéval. La démocratie moderne confrontée à la nécessité d'intégrer le conflit social n'a pu le faire qu'en modifiant la représentation par mandat libre en représentation par mandat semi-impératif et corporatif. Peu de penseurs ont saisi le caractère nouveau de cette modification et il faut saluer une fois encore la lucidité de Hegel à ce propos. Si les mouvements sociaux et les partis socialistes et communistes dans leur phase d'affirmation héroïque ont prétendu représenter le peuple des travailleurs comme « peuple du peuple » en maintenant la dimension d'universalité, s'ils ont voulu produire une nouvelle synthèse des droits démocratiques de la personne morale et de la personne sociale enfin reconnue en sa concrétude historique, il faut convenir que dans la pratique de la social-démocratie du XX° siècle ou de la démocratie social-libérale des Etats-Unis du New Deal jusqu'aux diverses variantes du Welfare State européen, surtout dans la période des trente glorieuses entre 1945 et 1975, s'est imposée une corporativisation de la démocratie devenue (un peu) sociale. Les intérêts généraux ont été partiellement identifiés avec les intérêts de classe des plus nombreux et ils ont été opposés aux intérêts des élites libérales qui ont néanmoins conservé la direction économique, politique, et sociale de la société.
En tout cas, la théorie démocratique normative pure a été déstabilisée de manière irréversible. La théorie classique -Locke, Constant, Tocqueville- présupposait, en effet, que la société était le produit artificiel de la volonté des individus souverains s'entendant pour crér et recréer l'état civil-politique. L'Etat libéral-démocratique est initialement conçu comme une association opposée à tout société organique et corporative, faite de corps intermédiaires. La démocratie libérale est un Etat sans états au sens des Stände médiévaux, sans ordres sociaux antérieurs.
Association libre de personnes morales libres, elle est constitué politiquement par l'acte par lequel un peuple est un peuple, l'acte par lequel se constitue la représentation libre constituante. Elle ne peut se vouloir constituée par les actes de sociétés particulières s'intégrant en un corps de corps. La reconnaissance des droits sociaux possédés par les personnes sociales infléchit en un sens corporatiste et holiste la logique démocratique. Les individus sont bien des personnes morales, mais ils sont désormais toujours déjà groupés et organisés socialement et historiquement. Le peuple réél, avec ses divisions, ses contradictions, avec ses organisations et ses bureaucraties capables de développer des stratégies propres, ne peut s'identifier au peuple fictif d'individus universels sans qualité, surtout si ces derniers subrepticement prétendent coïncider à leur tour avec les propriétaires privés des moyens de production.
La théorie de la démocratie doit s'ajuster à ces transformations historiques pratiques, sans renoncer à ses principes de base -les droits de l'homme d'égaliberté, la représentation parlementaire, le vote majoritaire, le respect de la minorité-. Il lui faut désormais plutôt renoncer au référent d'une société d'individus définie comme une pluralité homogène, dotée en chacun de ses composants de la même autonomie idéale. Il lui faut interroger l'effectivité du concept de volonté générale et de sa force centripète. Il lui faut mesurer l'auto-résolution (qui est autocritique) de la volonté générale dans une lutte de groupes et de classes et produire avec la notion de luttes des intérêts de classes et de celle de représentation parlementaire néo-corporative les éléments d'une nouvelle théorie de la démocratie, « réelle », impure, mi-empirique, mi-normative, capable d'affronter le verdict de l'histoire.
II. LA DÉMOCRATIE SELON LE RÉALISME. NÉOCORPORATISME ET PROCÉDURALISME
1. Une théorie volontairement réduite de la démocratie
Les terribles secousses de l'histoire du XX° siècle ont à la fois validé la démocratie réelle face à ses concurrents historiques qui ont paru un moment la supplanter dans la crise du premier après-guerre (1919-1939). En effet, le communisme bolchevique qui voulait réaliser les promesses non tenues de la démocratie libérale n'a jamais pu produire une hégémonie culturelle et politique, réaliser une forme démocratique supérieure. Le nazi-fascisme a heureusement échoué dans son projet d'Etat national total. Le conflit entre communisme et fascisme reposait certes sur une même défiance à l'égard des limites et des impuissances de la démocratie libérale. Toutefois, il serait erroné et dangereux de faire de cette identité négative la preuve d'une unité positive dans la même « totalitarisme ». Le meilleur moment de la démocratie durant le XX° siècle, celui de la démocratie social-libérale sur fond d'économie keynésienne, doit être considéré comme une réponse donnée au défi communiste et fasciste. Il n'est pas paradoxal que les années où la politique a vécu d'enjeux effectifs et a existé dans le conflit entre causes jugéées décisives aient été celles-là mêmes du combat pour la survie de la démocratie, et pour sa survie sous une autre forme que la forme libérale censitaire et restreinte initiale.
La théorie de la démocratie a alors été reformulée par des théoriciens sociaux libéraux, non fascistes ou anti-fascistes, mais anti-révolutionnaires et anti-communistes. Ces penseurs ont su penser ensemble la question sociale et le nécessaire ajustement de la théorie pure. Il s'agit de Max Weber, de sa sociologie politique contenue dans Economie et Société (1922) et dans les écrits consacrés à la politique allemande et à la révolution bolchevique; de Benedetto Croce critiquant et intégrant dans son libéralisme social la tradition néo-machiavélienne italienne de Pareto, de Mosca, de Michels ; il s'agit plus tard d'Hans Kelsen et de sa polémique fondamentale avec Carl Schmitt (Essence et Fondements de la démocratie date de 1924), de Joseph Schumpeter donnant en 1938 ce texte qui a fait époque, Capitalisme, socialisme et démocratie. Ces théoriciens se veulent tous démocratiques, mais ils entendent purger la théorie pure de son excès normatif, de son idéalisme inconstructible. Tous veulent élaborer une conception réaliste, fidèle aux réponses d'une pratique politique modifiée par l'émergence des mouvements et des partis de masse. Leurs conceptions, ignorée des philosophes français, conditionne l'oeuvre de leurs grands continuateurs après 1945, comme celles de l'américain Robert Dahl, des italiens Norberto Bobbio et Giovanni Sartori, de l'anglo-allemand Ralf Dahrendorf, ou des français Eric Weil et Raymond Aron.
Le premier geste de cette théorie de la démocratie « réduite » est de mettre en doute la notion centrale de volonté générale. Weber, Kelsen, Schumpeter, commencent, en effet, par poser la question du critère qui permettrait d'identifier l'intérêt d'un groupe ou d'une classe portant en soi l'intérêt général. Celui-ci se réduit concrètement à une combinaison d'intérêts de groupes qui s'accordent entre eux au détriment d'autres intérêts particuliers. Les partis politiques de masse doivent être compris comme les représentants légitimes des intérêts de ce genre, tout comme les partis libéraux sont appelés à faire la clarté sur leurs propres intérêts qui sont ceux des classes dirigeantes. Tous les partis sont engagés dans une compétition pour obtenir le consensus des vastes classes moyennes, ces nouvelles venues, qui conditionnent tout équilibre politique. Les députés sont alors légitimés à se considérer comme étant normalement les députés de la nation médiatisée quant à elle par le parti et par la fraction de réalité sociologique correspondante.
La démocratie libérale devenue social-libérale repose donc sur un corporatisme politique sui generis. Elle est un système tripartite dont les éléments sont respectivement les deux grands groupes sociaux représentés par leur parti et l'appareil politique -parlement et administration de l'appareil d'Etat-. Le gouvernement a pour fonction de produire et faire exister les intérêts de groupes en tant qu'intérêts nationaux et il lui revient d'assurer la médiation permanente entre les partis.
La politique démocratique est invitée ainsi à critiquer la métaphysique qui a accompagné sa naissance, la métaphysique de la volonté générale, reprise moderne subjective de la thématique objective prémoderne du bien commun. Kelsen, comme Schumpeter, règlent ici leurs comptes avec la théorie normative représentée de manière exemplaire par Rousseau.
Pourquoi la confrontation a-t-elle pour objet Rousseau ? Parce que ce dernier unit de manière contradictoire tous les termes du problème de la représentation. D'une part, en effet, contre les libéraux classiques, il maintient en la modifiant l'idée de la représentation par mandat impératif sous la forme de la délégation commissaire. La volonté générale implique la coïncidence des sujets de l'agir politique, des contenus de leur agir avec les destinataires de cet agir. Comme telle, elle ne saurait se représenter. Inaliénable, indivisible, irreprésentable, elle détermine le pouvoir législatif et le pouvoir éxécutif comme autant de commissaires provisoires et révocables. D'autre part, Rousseau condamne l'organisation de la vie politique en partis permanents définis par une aptitude à représenter des intérêts corporatifs de groupes. Ce sont là des « factions » préconstituées qui empêchent chaque citoyen de délibérer injdividuellement du point de vue de l'universel et de se constituer en interprète de la volonté générale. Pour Rousseau une décision est d'autant plus démocratique que la majorité qui l'approuve a procédé à l'abstraction des intérêts particuliers, individuels et groupaux, et que l'extension de la majorité qui l'a approuvée se rapproche de l'unanimité raisonnable et réalise la coïncidence entre la volonté singulière de chaque citoyen et la volonté générale. Pour les théoriciens réalistes, cette version rousseauiste paye la critique qu'elle conduit de la théorie libérale d'un prix exorbitant, celui d'une circularité vicieuse. Elle n'est qu'un mythe dangereux qui réduit la pluralité politique à l'Un d'un pouvoir total.
En effet, Rousseau pose que le commandement politique perd de son altérité et de sa force de contrainte extérieure, s'il présuppose la fiction d'une coïncidence a priori entre volonté générale et volonté particulière individuelle -la médiation des factions politique étant interdite-. Mais il demeure que les sujets du rapport de pouvoir sont soumis à la contrainte fonctionnelle par laquelle l'autorité politique doit bien réaliser l'ordre et la protection de tous par le moyen d'un commandement politique impliquant la différenciation et la discrimination des gouvernants et des gouvernés. La montée en puissance de la représentation néo corporative des intérêts sociaux ne peut être pensée dans ce cadre normatif qui aménage en un sens républicain la théorie pure au prix de nouvelles apories. Voilà pourquoi pour rendre compte du développement historique, les penseurs réalistes radicalisent leur théorie en avançant quatre thèses négatives critiques ( Zolo, 1992)
-Thèse1 . La théorie pure de la démocratie demeure hantée par le modèle aristotélicien de la politique qui fait de l'action politique, la praxis éthico-politique, la condition absolue de la vie bonne des citoyens. Il faut éliminer sans remords ce modèle antique, renoncer à l'idée de la politique comme savoir architectonique qui aurait pour seul but de façonner tous les aspects de la vie humaine. L'idée de volonté générale est encore prisonnière de la métaphysique substantialiste du bien commun et elle ignore la pluralité irréductible de la société moderne.
Max Weber, cet anti-Aristote, fait valoir dans sa sociologie politique, partie des son grand ouvrage, que la société moderne ne peut reposer sur le primat architectonique de la pratique politique. Société complexe, elle se définit par la coexistence de sous-systèmes. Le sous-système politique ne peut pas occuper une soit disant place centrale. L'existence de la représentation néo corporative des intérêts prouve la force de conditionnement du sous-système économique qu'elle a pour fonction de garantir politiquement. La rationalité de ce dernier exige la désappropriation du contrôle de la production par les producteurs et la détermination systémique de l'activité des entreprises par la productivité du capital. Le sous-système politique fait de l'Etat une entreprise spécifique d'intégration reposant sur la séparation organisée entre possesseurs des moyens de production politique (parlement et bureaucratie, fournisseurs de l'offre en biens politiques) et citoyens sujets. La démocratie est assurée si les droits fondamentaux de liberté sont garantis à tous dans la libre compétition des partis pour la satisfaction politique des intérêts sociaux ainsi représentés. La démocratie est essentiellement une technique, une procédure assurant la libre expression et la concurrence des intérêts susceptibles d'être satisfaits. La volonté générale se résout inévitablement en compromis provisoires produits par les procédures spécifiques. Un point, c'est tout.
-Thèse 2. La déconstruction de la théorie normative de la démocratie implique que l'on revise à la baisse le postulat selon lequel la participation du plus grand nombre de citoyens au processus de décision est un bien moral en soi et constitue déjà une forme de vie bonne. Ce postulat est utopique ; il crédite des individus absorbés dans les tâches de la vie quotidienne d'un sens élevé du bien commun. Il leur accorde de manière contre factuelle la capacité durable de s'orienter sur un bien commun dont la détermination exige un effort de connaissance insoutenable. Il exige d'eux un effort impossible en leur demandant de fixer à partir de quel moment est atteint un seuil de satisfaction pour tel ou tel bien. Il est normal et fonctionnel que les individus se contentent de transmettre à leurs représentants des informations sur leurs besoins, sur leurs attentes prioritaires. La théorie demande aux citoyens de faire preuve d'une vertu démocratique quasi-héroïque. Or, celle-ci est devenue incompatible avec les formes d'une vie quotidienne dominée par les normes individualistes de la consommation et le souci de la réussite professionnelle.
-Thèse 3. La théorie classique de la démocratie moderne conserve néanmoins un principe déjà inscrit dans la démocratie antique, celui de la compétence des incompétents exprimé de manière exemplaire par Protagoras. Elle l'universalise à une assemblée de citoyens qui n'est plus limitée par l'esclavage ou le servage. Mais la formation du jugement politique exige désormais la disposition de connaissances produites par des experts. Ceux-ci tendent de plus en plus à orienter la décision démocratique, surtout lorsque les problèmes revêtent une dimension technique et que la puissance des forces économiques les prédéfinit. Il est devenu inutile et contre-productif d'immobiliser le processus de décision en parlotes non concluantes entre ignorants, il convient de le rendre plus efficace en utilisant l'expertise de ceux qui savent, savants, professionnels de tout genre, administrateurs formés à l'analyse et au calcul des moyens.
-Thèse 4. La radicalisation de l'exigence démocratique qui a marqué le passage du républicanisme de Rousseau au socialisme de Jaurès et/ou au communisme de Marx était solidaire de la croyance en la réalisation des conditions de pacification et de simplification des conflits sociaux. L'émergence de la représentation corporative a révélé une multiplication des attentes exigeant des choix que la théorie ne donne pas les moyens de penser. Le système le plus démocratique est incapable de satisfaire toutes les attentes. La nécessité de la prise de décision dans la contingence renvoie au déchiffrage de conjonctures singulières que nulle raison démocratique ne peut assurer. La conclusion s'impose : il est urgent de construire un autre modèle théorique en prise sur l'effectivité historique et de renoncer à se raconter des histoires sur la démocratie miracle.
2. La démocratie comme principat d'élites ouvertes et comme organisation néocorporatiste du conflit social
Cette théorie a pour destinataire ce qu'est devenu l'homo democraticus après les grands combats du siècle, un homme dépouillé de tout héroïsme civique, un homme ordinaire, prosaïque, aux impulsions labiles, à l'identité fragile, incapable de s'écarter longtemps du souci de ses affaires professionnelles et familiales, peu désireux de s'intéresser aux grands problèmes de la cité extérieurs à son souci vital.
Schumpeter (1958) fait suivre la critique de démocratie normative d'un modèle fondé sur les deux piliers de l'élitisme démocratique et de la représentation néo corporative des intérêts dans le cadre parlementaire. La démocratie devient avant tout la procédure par laquelle des citoyens dotés des droits fondamentaux élisent, dans le cadre des partis, des élites légitimes spécialisées qui sont en rapport de représentance avec les forces sociales et politiques de la société moderne. Quel que soit leur discours, les partis politiques de masse, après une phase d'opposition où ils se présentent comme porteurs de causes alternatives, se routinisent, ils cessent de prendre au sérieux la référence au bien commun ou à la volonté générale. Ils se conduisent comme organisations en lutte pour le pouvoir politique, défini lui-même comme condition de la reproduction-distribution de biens. Là où Weber faisait la théorie de la politique comme métier et la définissait comme système partiel de la division du pouvoir social, Schumpeter élabore une théorie du marché politique en syntonie avec le marché économique. La politique est concurrence « démocratique » entre entrepreneurs politiques pour conquérir la part la plus grande de ce marché et en distribuer les biens. À charge pour eux de répondre à la demande en distribuant à leurs électeurs les biens politiques en échange de leurs suffrages.
C'est à Kelsen (1988) que revient toutefois le mérite de former le modèle réaliste le plus cohérent et le plus riche : il conserve des éléments de base de la théorie normative qu'il traduit dans une théorie positive du droit, sans avoir à les dissoudre en ces considérations socio-économiques (A General Theory of Law and the State, 1945; Fondations of Democracy, 1939). Kelsen montre en quoi la théorie des élites sélectionnées par les procédures démocratiques est effectivement démocratique et ne se confond pas avec les théories conservatrices anti démocratiques de Vilfredo Pareto ou de Roberto Michels. Loin de signifier un abandon de la démocratie, sa redéfinition en termes de sélection des élites par le moyen de grands partis représentatifs d'intérêts sociaux majeurs constitue une adaptation et une rationalisation de la démocratie dans les conditions d'une société moderne pluraliste et complexe. La démocratie ne peut pas être pensée en termes de bien commun substantiel, elle est une procédure légale, la seule procédure de droit positif qui garantisse les droits de la personne morale en en faisant un libre électeur et qui confie la défenses de ses droits de personne sociale à des organisations représentatives quasi-corporatives de la différenciation sociale. La démocratie réelle ne peut exister que dans et par cet écart. C'est bien le peuple qui s'auto sélectionne en produisant par le suffrage libre et universel des représentants qui sont bien les représentants du peuple en sa pluralité.
La théorie réaliste et procédurale de la démocratie a ainsi le courage de soutenir la thèse de la nécessité et de la rationalité de ce qu'il faut bien appeler avec le politologue italien Danilo Zolo un principat démocratique, comme l'expose l'ouvrage homonyme de 1992, seul garant des droits fondamentaux, seul défenseur des intérêts sociaux.
Comme le montre le même Danilo Zolo, cette révision théorique atteste sa force d'un triple point de vue, historique, fonctionnel, sociologique.
-La raison historique.
La théorie de la représentation procédurale néo-corporative permet de faire apparaître le lien qui unit la démocratie à ses présupposés historiques. Ceux-ci ne renvoient pas, en effet, à la tradition grecque ou romaine : produite par et pour une minorité de citoyens seuls à posséder le titre d'homme libre, la démocratie antique, sans ignorer le principe de l'élection pour certaines charges, est une démocratie directe. À Athènes, l'institution centrale est celle de l'asssemblée, l'ekklesi, où tous les citoyens délibèrent et décident des affaires communes. La première théorie et la première pratique de la représentation sont médiévales et elles se réalisent dans le cadre de la royauté chrétienne. Les sujets politiques du roi peuvent être convoqués à des réunions solennelles par le monarque et ils s'auto-représentent auprès de la personne royale par des mandatairees chargés de faire remonter vers elle leurs intérêts et leurs requêtes. Divers groupes sociaux ont ainsi ce droit qui est une conquête : haute et basse noblesse, dignitaires ecclésiastiques, villes et bourgs, corporations profesionnelles. Ces représentants sont désignés soit par cooptation, soit par hérédité, soit par nomination opérée par une autorité supérieure. Ils ne représentent jamais des individus, mais des corps collectifs constitués. Leur fonction obéit à une logique organique : représenter et défendre les intérêts assurant leur autonomie de corps devant et contre les tendances centralisatrices du pouvoir monarchique.
La représentation moderne néocorporative introduit une modification décisive en ce qu'elle ne remet pas en cause la logique individualiste qui met à la base du pouvoir politique la souveraineté du peuple défini comme assemblée volontaire d'une pluralité d'individus libres. Elle se détermine comme instrument de correction du système politique en réintroduisant la prise en compte de fait de la différenciation sociale. La fragmentation du demos comme assemblée de personnes morales exige une recomposition successive en fonction de la détermination de ces personnes comme personnes sociales. En tant qu'électeurs des grands partis, les électeurs se sanctionnent comme membres du quasi-corps de l'Etat.
Après Hegel, c'est Marx qui le premier a compris dès ses textes initiaux le devenir quasi-organique de la représentation démocratique moderne ( dans Critique de la Philosophie hégélienne du droit, dans la Question Juive, l'Idéologie allemande, la Sainte Famille). Supposé chercher la volonté générale, le parlement bourgeois n'est pas né pour assurer la tâche de représenter le peuple en son universalité, il n'est pas une agora indirecte. Les députés ont pour fonction de produire un instrument protégeant l'autonomie d'une société civile dominée par les intérêts bourgeois. La protection des citoyens se réalise sur deux fronts : d'une part, contre les abus despotiques d'un pouvoir politique toujours potentiellement despotique et, d'autre part, contre l'action anarchisante des classes populaires menaçant la propriété privée. Ce sont les rapports de classes propres au mode capitaliste de production qui sont au fondement du paradoxal devenir corporatif de la représentation moderne. En s'organisant en parti ouvrier et en imposant de fait à ses mandants un mandat semi libre, les classes travailleuses démasquent la pseudo universalité de ce qui se présente comme volonté générale et elles imposent une autre diction de cette volonté, la prise en compte de leurs intérêts immédiats et leur socialisation (élargissement de la citoyenneté active, droits sociaux).
Les théoriciens réalistes modernes de la démocratie pensent le devenir corporatif de la démocratie en consacrant la catégorie d'intérêts et en la coupant de toute prétention alternative à dire encore la volonté générale. Les intérêts des classes ouvrières ne sont pas plus universalisables que ceux des classes dirigeantes. Ils sont autres et souvent opposés, mais surtout ils sont susceptibles de se composer en compromis sanctionnés par la loi. Par-delà le mythe de la volonté générale, la démocratie néo corporative des partis de masse est la vérité de la démocratie libérale, sa correction. La structure d'une société composée d'individus se reconnaissant comme libres personnes morales demeure une structure oligarchique corporative d'un type inédit. C'est elle qu'il faut aménager en rendant productif le conflit social, tout en le maintenant en deçà de la violence de la guerre civile. Pour Weber, Kelsen, Schumpeter, les partis socialistes par leur pratique politique s'inscrivent en cette logique sans vouloir le reconnaître, sans en assumer les conséquences, en particulier comme l'abandon de toute démocratie directe. La théorie nouvelle doit les aider à mettre en accord leur doctrine et leurs pratique.
-La raison fonctionnelle.
Cette théorie n'est pas une apologie du mandat impératif. Ce dernier n'est pratiqué, et d'ailleurs de manière bien relative, que par les partis ouvriers. Il ne s'applique que pour les périodes de crise politique où il importe de combattre sa remise en question par des minorités internes ou par la fraction parlementaire refusant la pression de la base. Considérée dans son rapport d'ensemble au fonctionnement de l'appareil d'Etat, la représentation s'immunise des contraintes du quasi-mandat impératif et elle se développe selon la logique du mandat libre. C'est désormais la fraction parlementaire du parti qui sélectionne les intérêts qu'elle entend défendre et qui déterminent les compromis de classes, souvent en opposition avec les fractions plus radicales des militants. La représentation néo corporative n'est obligée par aucune obligation politique et juridique formelle à l'égard du parti et de sa base. La dissymétrie est fonctionnelle.
Comme l'a saisi Weber, qui y voyait un signe de l'inévitable rationalisation de la politique moderne, il est fonctionnel et rationnel que le représenté soit entre deux élections privé d'instruments permettant de contrôler l'action du représentant. La désappropriation politique des moyens de production de la décision politique que subit le citoyen électeur est une procédure rationnelle, tout autant que la désappropriation des moyens de production imposée au travailleur direct par la soumission réelle du travail sous le capital. La seule action réservée à l'électeur est celle du choix qui lui permettra de ne pas renouveler le mandat confié au représentant, si celui-ci est jugé avoir manqué à son obligation d'offre politique en réponse à une demande légitime. La fonction électorale doit être considérée comme la procédure universelle : elle assure la désignation des sujets aptes à exercer une fonction politique qui doit demeurer fonctionnellement séparée et autonome. C'est par sa médiation que les conflits peuvent trouver l'occasion du compromis par renoncement plurilatéral à la violence. La démocratie est résolument système de procédures permettant cette transformation du conflit en compromis par-delà tout fantasme du bien commun substantiel. Elément de la machinerie politique, le système des procédures électorales peut élargir indéfiniment la base de son corps électoral, tout en assurant la légitimation de l'Etat. Ce mécanisme permet la constitution de cet élément de l'appareil d'Etat qu'est le parlement. Par cette élection légitimation, le parlement se trouve mis en situation de supériorité normative par rapport aux organes et aux appareils qui ont contribué à sa propre constitution. La démocratie réelle est ce jeu dont il faut respecter les règles sous peine de régression vers l'autocratie.
-La raison sociologique
La démocratie néo-corporative produit -par la médiation du parlement et du système organisé des partis- des commandements qui sont universellement valides. Elle exige une division du travail proprement politique qui redouble et garantit la division sociale fondée elle aussi sur la séparation entre propriétaires des moyens de production politiques et non propriétaires. Ainsi tombe une interprétation forte du principe démocratique de base, celui de la compétence des incompétents. Les hommes politiques accomplissent un métier qui exige des compétences propres et qui demande une nouvelle spécialisation. L'administration de l'Etat démocratique doit aussi se spécialiser et produire et des compétences et des experts qualifiés. Il est vain de regretter la participation des citoyens réunis pour traiter ensemble les affaires communes. L'idée originaire de la compétence des incompétents laisse place à celle d'une compétence politique propre assistée d'un cercle de compétences techniques donnant lieu à expertise. Les récriminations contre la bureaucratie sont absurdes, le vrai problème étant au contraire celui de la qualification de la bureaucratie et des experts qui instruisent les décision. La théorie réaliste dénonce le romantisme de l'archéo-démocratie et assume comme moyen rationnel l'inévitable prose bureaucratique.
À la question de savoir en quoi ce principat démocratique est encore démocratique, les théoriciens répondent de manière précise. Ce principat se distingue de toute forme d'autocratie ou de totalitarisme de plusieurs façons. Ainsi Kelsen souligne que le parlement représente bien le peuple, mais que cette représentation est nécessairement faible. Elle a, en effet, le statut d'une fiction constituante, analogue, mais à front renversé et en un sens ascendant, à la représentation médiévale de sens descendant. La volonté du roi qui descend du haut vers le bas est remplacée par celle du peuple en son parlement qui elle monte du bas vers le haut . Cette fiction est à la fois efficace et démocratique en ce que les citoyens demeurent titulaires de droits effectifs. D'autre part, l'expertise ne liquide pas totalement la compétence des incompétents : l'expert n'est pas superposable au citoyen. Le citoyen, dans la mesure où est aménagée une large sphère de formation de l'opinion publique et de discussion, peut donner à la doxa démocratique sa fonction éminente. Cette sphère définit la demande politique qui se représente auprès des experts en faisant valoir des raisons valides autorisant une offre politique qu'il revient de faire à l'appareil politique.
Schumpeter va plus loin que Kelsen en précisant que ce principat réunit heureusement un néo-machiavélisme procédural et une référence normative. Ce régime est démocratique parce qu'il permet d'affirmer les valeurs normatives de liberté et d'égalité, en les faisant reposer sur des procédures de sélection des gouvernants qui seules assurent la réalisation de ces valeurs et des objectifs impliqués. Il ne peut y avoir de démocratie sans ce minimum de procédures (élections libres, compétition plurielle entre partis, représentation parlementaire, règle majoritaire, alternance politique garantie à la minorité si elle devient majorité).
La condition effective de la démocratie peut alors mieux se formuler : il faut que la compétition entre partis se noue autour de véritables programmes, autour d'enjeux de société, après des débats argumentés reposant sur une information libre et sincère. Il faut que les alternances correspondent à des alternatives sur les grandes questions, ces alternatives se disant politiquement en discours de Gauche et discours de Droite. Là se creuse la différence radicale entre la démocratie réaliste et les diverses autocraties qui réduisent à l'Un du parti dominant la pluralité politique, qui truquent les élections, limitent ou nient le droit de penser et de s'exprimer librement, ne garantissent pas les droits de liberté physique et spirituelle, monopolisent l'opinion et la transforment en propagande, ne respectent pas enfin les opposants et les répriment. La démocratie réaliste porte ainsi le destin des libertés modernes et elle est seule à le porter.
Ainsi considérée, la théorie du principat démocratique peut même renverser l'objection qui lui est faite de fonctionner en faisant de l'électeur un nouveau citoyen passif opposé au seul citoyen actif que serait l'homme politique. La démocratie réaliste néo-corporative ne fait pas, en effet, une obligation structurale de la participation active. Elle peut à la fois élargir indéfiniment le corps électoral et rendre virtuelle en fait la participation active requise en droit. Elle assume même un certain degré d'apathie politique comme une règle pragmatique de fonctionnement efficace. Une trop grande participation produirait des dysfonctions internes au système politique : l'entrée en jeu de nouveaux participants, porteurs de demandes intenses insupportables dans la conjoncture, peut rendre impossible le processus de formation des décisions. La surcharge de la demande excède l'offre du marché politique, en produisant des phénomènes d'inflation de pouvoir, en accroissant la masse des frustrations induites par la lenteur du processus et par la faiblesse de ses résultats. Poussée au bout de sa logique, la théorie réaliste soutient que la démocratie n'est effective que si elle se limite au sous-système politique et fonctionne à la citoyenneté passive de fait.
Une trop grande participation démocratique est porteuse, d'autre part, de dysfonctions externes dans les rapports entre sous-systèmes. La démocratie néo-corporative a pu en fait dans ses meilleurs moments, ceux du l'Etat social de droit des années 1945-1975, élargir les procédures démocratiques à l'extérieur du système politique, dans certains secteurs de l'économie (comités d'entreprise, droit du travail, instances de contrôle) et de la vie sociale et culturelle (élections des organismes de gestion des systèmes de sécurité sociale, conseils d'universités). Mais les limites de cette expansion sont évidentes et les libéraux, s'inspirant de Weber, voient en cette expansion une menace pour le bon fonctionnement du sous-système clé qu'est l'activité économique.
La démocratie doit donc s'arrêter au seuil des entreprises et des appareils en charge de la raison d'Etat qui ne sont efficaces et innovants que si les uns et les autres sont régis par le mécanisme impersonnel de la productivité du capital et d'un certain secret. La démocratie néo-corporative n'est efficace, en particulier, que si elle sait se limiter en reconnaissant l'autonomie relative du sous-système économique, en respectant sa rationalité, en se bornant à rechercher des compromis politiques en matière de redistribution de la richesse produite, en s'interdisant enfin toute intervention sur les mécanismes de l'accumulation du capital. La démocratie réaliste ne reconnait le conflit social qu'en le traduisant en termes « d'intérêts » à la redistribution, la notion d'intérêt s'épuisant en cette traduction. Elle immunise le mécanisme de la production qu'elle estime indépasssable comme une seconde nature.
L'échec du communisme historique a pu sembler accréditer le bien fondé de cette autolimitation, tout comme la remise en cause du Welfare State en cours depuis les annés 1975 semble avoir écarté pour longtemps la perspective de cette démocratisation expansive hors système politique. Pour l'instant, la critique qui dénonce l'expansion démocratique vers le sous-système économique comme porteuse de dysfonctions externes, et non seulement internes, paraît avoir pour elle sinon le verdict de l'histoire, du moins le primat de fait dans la conjoncture de la mondialisation capitaliste.
III. L'AUTOLIQUIDATION DE LA DÉMOCRATIE NEO-CORPORATISTE À L'ÉPOQUE DE LA MONDIALISATION
1. Le réalisme devenu utopie ou l'échec de la démocratie néo-corporative
Force est de constater que le mouvement de la pratique politique initié par la restauration néo-libérale commencée dans le dernier quart du XX° siècle a paradoxalement rendu utopique aussi cette théorie réaliste qui prétendait fonder une pratique de la démocratie enfin délivrée des illusions substantialistes de la théorie classique. Kelsen et Schumpeter se percevaient comme des réformateurs laïques, anti-métaphysiciens, de la théorie de la démocratie. S'ils excluaient toute remise en cause du sous-système économique par une révolution sociale, s'ils refusaient les violences de la lutte de classes et tentaient de les canaliser pour en faire des conflits corporatifs d'intérêts légitimes sur le marché politique, ce dernier devait mettre en concurrence de réels enjeux. Il devait se soutenir d'une sphère de discussion publique réellement agonique. Il se trouve que l'évolution de la démocratie libérale « réaliste », à l'époque de la mondialisation, a tendu vers un bonapartisme soft, docile aux commandes de la reproduction du capital et des classes dominantes. Deux phénomènes sont apparus qui ont invalidé le modèle réaliste et violé objectivement les règles antérieures du jeu démocratique.
D'une part, la fin du communisme s'est accompagnée de la dégénérescence de la représentation néo-corporative devenue, à son tour incapable de produire une offre politique structurée par de réelles alternatives du type de celles qu'assurait encore la social-démocratie sérieusement réformiste. Le système représentatif s'est enfermé dans une logique auto référentielle sans perspective, et cela souvent sous la direction de partis ex-socialistes ou ex-communistes qui se sont eux-mêmes rebaptisés partis démocratiques. Cette incapacité à produire des alternatives est en relation directe avec la réorganisation de la production dans le sens d'une reconquête des taux de profit altérés par la politique de redistribution conduite par le Welfare State. Ce sont les contraintes systémiques capitalistes qui ont conduit les directions d'entreprises et les milieux politiques dominants (socialistes compris) à réduire l'offre sociale négociable. La politique systémiquement compatible repose sur la révision des coûts sociaux et sur la traduction politique de cette révision. Celle-ci prend la forme d'un déplacement vers le centre des partis dans le sens d'un bonapartisme veiné de populisme et d'une vulgate culturelle devenue hégémonique validant la vulgate libérale.
D'autre part, et simultanément, la sphère de l'opinion publique a été irréversiblement détruite par un appareil multimédia inédit qui rend impossible la formation du jugement politique et généralise la production d'une citoyenneté passive de type plèbe. Les medias mettent en forme la disparition de l'offre politique d'alternatives et l'autoliquidation autistique du marché politique dans l'autoréférentialité du système politique et sa transformation en spectacle, comme l'avait vu Guy Debord dans son ouvrage homonyme et prémonitoire de 1967.
Même désenchantée, la théorie réaliste du marché politique présupposait une correspondance (responsivness, pour reprendre le vocable des anglo-saxons) entre la demande en biens politique émanée des divers groupes organisés et la réponse donnée par le système politique, c'est-à-dire par le mécanisme de la décision parlementaire après confrontation entre partis politiques représentés et après filtrage par l'appareil administratif et les instances économiques L'offre politique prend alors la forme de décisions contraignantes législatives que l'administration exécute, jusqu'au niveau des citoyens devenus consommateurs de cette offre.
La pratique politique révèle toutefois le caractère fallacieux sur le plan théorique de l'analogie du marché politique. Celle-ci présuppose d'abord que l'on accepte la thèse de la rationalité du marché politique lui-même. Il se trouve, en effet, que l'idée de consommation politique ne concerne que la consommation politique solvable. Il faut que les consommateurs aient quelque chose à échanger, le vote ; mais celui-ci est commandé par la qualité de citoyens qui est refusée à des masses importantes d'individus, immigrés avec ou sans travail, réfugiés, étrangers clandestins que les aléas de la mondialisation conduisent à franchir les frontières du territoire national. Le vieux problème de la (non) coïncidence de la citoyenneté et de la nationalité ressurgit en prenant des proportions élargies. La théorie du marché politique fait l'économie de la réalité nationale et territoriale du marché et de ses acteurs légitimes.
Il y a pire. Les grandes démocraties occidentales connaissent des taux d'abstention électorale de plus en plus élevés. Même citoyens, de nombreux individus se transforment d'eux-mêmes en citoyens passifs, soit que la couche croissante des nouveaux pauvres, les « hommes sans » (sans travail, sans toit, sans papiers), se trouve hors marché, soit que désespérant de la capacité du système politique à leur donner des réponses adéquates certains jugent ne plus rien devoir demander et n'attendent plus rien de l'effectivité de l'offre. Le résultat est évident : le soi-disant marché politique est en réalité monopolistique puisque ne peuvent faire des demandes que les groupes capables de s'organiser, déjà pourvus en biens politiques et économiques. C'est la représentation qui sélectionne ses propres acteurs, c'est l'offre qui crée la demande et elle élimine la demande non solvable en produisant des non représentés structuraux. La représentation produit de la non-représentation. Le paradoxe est que de fait les non-représentés sont malgré tout représentés par des représentants issus d'autres groupes qui filtrent ou forclôsent ce qui dans la demande muette des non représentés ne leur convient pas.
Les entrepreneurs politiques, les partis, le parlement, l'administration, les medias inversent le sens de la responsivness : ils produisent à la fois la demande à laquelle ils feignent de répondre et la non demande qu'ils excluent. La perversion du mécanisme de la représentation corporative moderne s'atteste en ceci que depuis les années 1975, date de l'offensive libérale pour démanteler l'Etat social de droit devenu trop coûteux et pour faire remonter les profits du capital, le système politique a réduit la production d'alternatives réelles en matière de politique des revenus, d'imposition fiscale, de services publics et sociaux. Des objectifs politiques jugés atteignables par Weber, Kelsen, Schumpeter, plus tard par Aron et Touraine ont été éliminés de l'offre par tous les partis. L'évolution réelle de la démocratie a démenti comme encore trop peu réaliste la théorie réaliste et l'a de fait invalidée. Les transformations de la démocratie ont été plus cyniques et plus désenchantées que le « machiavélisme démocratique ».
La théorie de la correspondance entre demande et offre a donc vécu. Le système des partis, sous le boutoir de la « modernisation » économique capitaliste, a rompu tout lien avec le peuple des non ou mal représentés dont il produit la non-représentation. Les luttes politiques ne se mènent désormais pour aucune grande cause. Les partis de masse ont disparu, et avec eux l'engagement politique, le sens de la décision alternative. Même autoritaires et bureaucratiques, ces partis avaient été des écoles d'action politique et avaient rendu possible cette figure éminente de citoyenneté active qu'était le militant. Leur fin laisse place au vide nihiliste de partis d'opinions en compétition pour toujours repousser au centre leurs programmes et pour annuler ainsi la production d'alternatives. Les alternances qui les remplacent sont des variations identitaires au sein d'un même parti unique, celui du capital et de ses fractions et de leurs luttes internes. Elles opposent des équipes de gestionnaires interchangeables, souvent cyniques, toujours obsédés par leur seule carrière et prêts à transformer la vulgate démocratique en hypocrisie consciente.
Cela est dur à dire, mais ce sont les années de fer et de sang du XX° siècle qui ont été les seules années politiques où la démocratie a été un enjeu à partir des suites de la révolution russe. Les partis ont cessé aujourd'hui d'être des corps intermédiaires destinés à constituer l'association politique du peuple. Ils sont devenus des corporations propriétaires d'une part de marché oligopolistique dont ils vivent. Ils vivent (souvent bien pour les partis électoralement puissants) dans un autisme autoréférentiel, gérant la carrière de milliers de fonctionnaires, faisant nommer d'autres milliers de personnes dans les organismes privés ou publics, en fonction du rapport de forces électoralement sanctionnés. Leur pouvoir -réel- leur sert avant tout à se reproduire et fonctionne comme un capital politique à réinvestir pour reconstruire leurs bases. Comme tout capital, ce pouvoir implique affairisme et corruption structurale (les affaires précisément) ; il est tendanciellement mafieux, comme l'est le capitalisme financier. Les partis politiques se ressemblent désormais tous, la coupure droite/gauche ayant perdu toute pertinence politique et tout sens historique actuel. Ce sont des appareils idéologiques d'Etat pour reprendre l'analyse fameuse en son temps de Louis Althusser : ils sont des machines à distribuer des avantages, des postes, des privilèges, pour alimenter la loyauté de leurs clientèles, dans les limites de compatibilité autorisés par le système économique qui souvent les finance. Ils entretiennent des rapports de solidarité et de concurrence avec l'appareil administratif.
La situation actuelle est inédite, car jamais les partis sociaux-démocrates ou communistes occidentaux de masse n'avaient rompu à ce point le lien avec les problèmes de société et avec les masses subalternes. Ces partis ont été longtemps capables de former les militants qui les faisaient vivre et dont l'activité généreuse les légitimait. Les partis se sont eux-mêmes auto-dissous dans la mesure où ils ont souhaité et obtenu d'être financés sur fonds publics, ce qui ne les empêche en rien de développer la corruption ordinaire. Le problème de chaque parti est de savoir fidéliser une clientèle en identifiant le milieu social, la thématique électorale la plus rentable (l'immigration, la sécurité, l'écologie, les salaires) pour assurer leur propre conservation. S'est cristallisé un système des partis, communauté unifiée par le même souci de la stabilité des institutions démocratiques, figées dans leur état actuel. Tous concurrents dans la même course au centre de l'échiquier politique, tous ont perdu l'intérêt pour les grandes causes et le sens de l'antagonisme autour d'une diction du bien commun. Ils ne peuvent même plus assurer la transmission générationnelle de volontés politiques ; ils préfèrent tacitement se légitimer en légitimant leur système, tout en accréditant la fiction qui les constitue en porteurs d'une nouvelle manière de « faire de la politique ». L'élection à la présidence de la république française de Nicolas Sarkozy, les victoires en Italie de Silvio Berlusconi, la dissolution qui est disparition des partis de gauche en partis démocrates montrent ce qu'est cette nouveauté.
Le système des partis a pour fin objective dans son autoréférentialité autiste de permettre à la sphère politique apparemment autonome d'apparaître comme le système en charge du général, sphère où sont supposées se prendre les décisions concernant la chose publique. Face au public du théâtre électoral, ce système se légitime comme un rituel préventivement autorisé par ce public . Ce dernier, après consultation électorale, renvoie à l'appareil idéologique partidaire comme volonté générale cela même qui a été décidé par le sommet des partis et de l'Etat et qui est filtré par les logiques systémiques économiques. Ainsi se constitue un bonapartisme soft (bien identifié par Domenico Losurdo).
Le processus politique ne part pas de la base du peuple pour sélectionner l'offre politique, il part du pouvoir économico-bureaucratique soumis aux contraintes fétichisées de la mondialisation qui pénètrent l'appareil politique, avec charge pour celui-ci de justifier sous diverses variantes les décisions prises. La discussion rationnelle publique supposée avoir lieu sur les moyens et les finalités est remplacée par des mécanismes autonomisés de production du consensus recourant aux techniques publicitaires. Feu la démocratie réaliste néo-corporative! Vive la démocratie minimaliste chargé d'opérer la minimalisation permanente des conflits structuraux et la marginalisation des luttes ayant pour objectif les finalités de la vie sociale. Les partis dramatisent d'autant leur concurrence que celle-ci est privée de tout antagonisme réel, politiquement productif, qu'elle vise à maximiser le minimalisme, à réduire la charge trop lourde pour le système économique capitaliste mondialisé que représente la simple perspective d'une alternative. Les partis sont alors contraints de lutter pour leur image, condition de leur survie, tout en acceptant que les critères de productivité capitaliste définissent de plus en plus étroitement l'offre politique. On l'a vu avec le débat sur les fonds de pension et les projets de transformation du système de retraites, devenus un enjeu financier mondial, avec la réduction drastique des services publics et leur réorientation marchande.
La demande des classes et des groupes les plus dominés est ainsi forclose et elle n'a pour recours, si elle veut se faire entendre, que le recours au « mouvement » (comme les grèves de 1995 ou de 2007), mais ce mouvement est privé de tout débouché politique et ne peut que se manifester de manière intermittente. La recherche éperdue des votes modérés, clé du succès électoral, immunise et invisibilise le mécanisme permanent de la soumission réelle du travail sous la logique du capital. Le processus réel de la démocratie est une sorte d'autocritique qui tend à l'autodissolution. Le bonapartisme soft porte en lui la naissance d'une anti-polis inédite, fondée sur le cercle vicieux qui unit un public de consommateurs politiques amputés de toute citoyenneté active et la production de compromis de plus en plus privés de contenu, imposés quant à eux par le diktat des critères de la productivité capitaliste. Une nouvelle citoyenneté passive auto-entretenue dénature le suffrage universel ; une pseudo pluralité politique substitue l'agon virtualisé mais toujours intérieur à la structure de la société. Se réalise comme un parti unique subrepticement totalitaire du capital en lutte interne pour réaliser les conditions d'hégémonie de l'une de ses fractions. Le conflit entre fractions internes du capital et entreprises transnationales tend à remplacer la lutte de classes comme conflit central contractualisé, clé de voûte de la démocratie mondialisée devenu article d'exportation que la sainte croisade de l'Occident doit vendre ou imposer à force de bombes démocratiques.
Insistons sur l'importance du rôle joué par le consensus truqué et la dictature techno-politique du nouveau système des medias. On a là un phénomène nouveau qui pèse lourd dans la dégénérescence de la démocratie même réaliste en anti-polis. Le système mondialisé des medias élimine ce qui tient encore lieu de sphère de l'opinion publique et qui était un requisit démocratique minimal, maintenu par Kelsen et Schumpeter, par Bobbio et Aron. La formation discursive du consensus, chère à Habermas, est rendue impossible par la télédémocratie mondialisée. Peu de philosophes et de sociologues en France, si l'on excepte Régis Debray et Pierre Bourdieu, ont pris en compte cette transformation. Il y a solidarité, en effet, entre la constitution d'alternatives politiques et la sphère de l'opinion publique. La compétence des incompétents ne peut s'exercer sans une information riche et articulée, capable de nourrir des discussions contradictoires. Si cette sphère de la Publizität n'a jamais existé selon son concept, elle a eu des substituts effectifs avec la presse politique et les débats publics contemporains du Welfare State.
Aujourd'hui les problèmes offerts à l'opinion publique par les télévisions sont toujours déjà instruits par des négociations plus ou moins secrètes entre acteurs politiques officiels, sous le contrôle des représentants des grandes entreprises économiques et financières nationales et internationales. Les décisions prises en ces cycles préalables de transactions ne le sont pas en vertu d'un code déontologique fondé sur le principe de l'information complète et de la non-occultation des données. Les décisions ne relèvent pas d'un processus de formation d'un consensus rationnel autour de valeurs communes, comme le voulait encore la théorie réaliste. Le consensus effectif est un produit que ne règle nulle norme éthique fondée sur des règles universalisables. Il est produit a posteriori pour justifier les décisions prises au sein des réseaux des oligarchies politiques et économiques.
La communication politique opérée par le système multimédial détourne structuralement l'attention des problèmes décisifs et neutralise l'argumentation contradictoire sous un flux torrentiel d'informations et de préjugements. La faiblesse de l'attention du citoyen ordinaire, déjà soulignée par Schumpeter, est reproduite et aggravée de manière à court-circuiter la formation d'un jugement politique autonome. Les informations sont fusionnées dans un magma émotionnel qui prépare par sa rhétorique, ou plutôt sa sophistique, les citoyens déjà transformés en consommateurs à se faire des voyeurs invités à n'avoir qu'un regard de spectateur sur les problèmes des autres, à s'abstenir de tout jugement proprement politique et à se satisfaire d'appréciations moralistes élémentaires. L'impuissance de penser est organisée à l'intention des masses. Ce modelage de l'opinion repose sur la fragmentation des informations, sur l'effacement de tout principe de réflexion autre que celui proposé par la mise en images.
Ce commentaire exclut toute problématisation en termes de conflictualité raisonnée ; il impose la moralisation de toutes les questions politiques et il encourage la démission intellectuelle, en arguant de la complexité technique des problèmes. Il renforce les mécanismes d'une pensée automatique et somnambulique de masse qui consent à sa liquidation en tant que pensée critique, qui n'a même pas la perception de cette autoliquidation. Ce commentaire mutimédial écarte toute analyse contradictoire. Une vision du monde totale, réellement totalitaire, s'accrédite ainsi et se naturalise autour de simplifications moralistes. Ainsi est-il entendu par exemple que les nouvelles guerres de la mondialisation, Irak, Yougoslavie, étaient et sont des croisades du Bien contre le Mal ; qu'il y a trop d'immigrés et qu'une dose de national-racisme est hélas nécessaire ; que les chômeurs sont des profiteurs et que les grands responsables des entreprises ont raison de partir en retraite avec des stock options qui représentent un pactole. Une catastrophe anthropologique est là visible et non vue, et pour l'instant irrésistible !
S'effondre de fait la perspective soutenue par Habermas d'une démocratie délibérative fondée sur la libre discusssion de tous, normée par la recherche de l'argument le meilleur. Par le jeu réglé des silences et la surcharge de l'information distrayante et narcissique, la liberté d'information devient le moyen pour empêcher la formation du jugement politique. Le bonapartisme soft devient totalitarisme soft, liberal-totalitarisme selon la juste thèse de Marie-Claire Caloz-Tschop (2005). Mais cela n'inquiète pas beaucoup les philosophes, surtout pas les philosophes analytiques imperméables à l'histoire et incapables d'analyse concrète de la situation concrète. Se met en place, sous le leurre de la diversité (la multitude des chaînes de télé) un monopole idéologique de la communication politique en comparaison duquel la propagande des régimes totalitaires du passé est une grossière manipulation. Plus particulièrement, nulle compétition électorale ne peut être considérée comme reposant sur un processus d'information doté de rationalité. Les medias ôtent au vote tout enjeu pour en faire non un choix entre alternatives mais un moyen de régler les rapports de force entre élites politiciennes, autour de solutions largement prédéterminées par les affrontements des diverses fractions du capital et de ses entreprises, de ses experts académiques ou non.
Il serait donc urgent d'étudier les rapports effectifs entre système social et politique et système des medias. On pourrait faire apparaître que la socialisation civile et civique désormais échappe au système scolaire et éducatif au profit des médias. Cela d'ailleurs est un aspect important de la crise de l'école. Les medias assurent la destination sociale de la connaissance ; ils règlent ses usages et produisent le contexte de référence, les cadres de compréhension ; ils établissent le sens légitime. Tout comme le système des partis politiques produit en la sélectionnant la demande à laquelle ils sont supposés fournir l'offre, le système des medias produit le public qu'il est supposé informer. La réalité autorisée est celle des images et significations qui la représentent et la substituent à la réalité même. Le réel est modelé sur un choix d'images et significations qui le doublent et lui servent de foyers d'identification imaginaire. Le réel devient sa fiction médiologique, comme l'avait vu Jean Baudrillard. Les medias tiennent lieu de la rhétorique antique sans en avoir ni la dignité éthico-politique ni la puissance formative. Ils sont la rhétorique devenue sophistique ou plutôt la novlangue de l'anti-polis. Ils ne se bornent pas à remplacer le jugement par un ensemble d'images qui définissent l'horizon de ce qui doit être vu et dit, retenu. Ils conditionnent la modalité de ce jugement, celle de l'immédiateté assertorique qui court-circuite tout recul critique, tout recours à l'expérience. L'opinion publique n'est pas réflétée par les medias, c'est la mimésis du message des médias qui constitue le réel. Les médias sont une figuration électronique de la caverne que Platon identifiait au règne de la doxa, d'une opinion coupée de toute argumentation rationnelle. L'opinion publique ne réfléchit pas; les images réfléchissent à sa place le réel prédisposé à leur ressemblance. Elles pensent pour lui.
La démocratie se réduit ainsi à un rituel où les médias occupent désormais une place stratégique. Le prouve ce qu'est devenue une campagne électorale en régime télé démocratique. Les médias préparent le vote par les sondages qui transforment la campagne en campagne publicitaire. Sont mises en exergue les images des partis et des candidats, avec leurs qualités et leur potentiel de séduction immédiate. Se constitue un leadership de type télécharismatique où avant l'intervention des électeurs la capacité politique du candidat est objet du préjugement télématique. La campagne électorale se dédouble ainsi en une méta- campagne médiatique supposée anticiper le résultat de l'élection. Les électeurs télématiques virtuels remplacent les électeurs réels devenus spectateurs de leurs doubles télévisuels. Cette projection qui est dédoublement spéculaire exclut préventivement l'électeur de l'évènement électoral en le fixant sur l'image anticipée du résultat. Si l'on prend acte du fait que les entreprises des médias sont aujourd'hui des entreprises capitalistes de pointe, à haute valeur ajoutée et qu'elles ne peuvent que véhiculer les représentations stérotypées légitimant les représentations hégémoniques, on mesure à quel point ce système contribue à produire une citoyenneté passive, en laissant hors champ les demandes des plus faibles, des plus pauvres, des dominés. Le sens commun de masse n'est pas devenu sens commun, comme le souhaitait Gramsci. Il est informé par un télé-folklore qui fonctionne au somnambulisme consumériste de la non pensée.
Face à ce mixte de bonapartisme soft et de télétotalitarisme omni-pénétrant, la théorie réaliste de la démocratie apparaît pour une utopie. Il reste à se demander si est encore possible une théorie démocratique de la démocratie qui soit à la mesure de l'autoliquidation de la démocratie dans l'anti-polis et les défis de la mondialisation.
2. Démocratie et mondialisation capitaliste
Toutes les théories de la démocratie buttent sur le noeud qui unit économie et politique. Si elles reconnaissent le conditionnement exercé par l'économie, en particulier avec la théorie discutable des deux marchés, elles se donnent néanmoins l'évidence d'un présupposé, celui de la distinction entre deux sous-systèmes, le politique et l'économique, tout comme elles fétichisent la distinction entre société civile et Etat. Elles acceptent la représentation fondamentalement libérale selon laquelle la priorité revient à l'économique et le politique est destiné à la mise en forme politique de cette priorité. Le mouvement de la société est ainsi posé comme échappant à la politique et la précédant. Ces théories confient à la politique démocratique une mission de composition des intérêts inversant partiellement et compensant le mouvement naturel de la société. Or, cette représentation fait obstacle à la saisie du mouvement de la réalité.
En fait, les deux sous-systèmes, économique et politique, s'inter-pénètrent, et, comme l'a vu Marx, la loi trans-systémique de cette interpénétration demeure le maintien de la productivité du capital et donc de la soumission réelle du travail sous le rapport d'exploitation. Le fonctionnement du système politique (parlement et partis) consiste à traduire en « intérêts » traitables les besoins radicaux, les exigences d'égalité substantielle qui traversent la conflictualité sociale. L'Etat démocratique est enjeu de cette conflictualité, même si la défaite historique infligée au mouvement ouvrier par la restauration capitaliste des années 80 a rendu invisible cet enjeu. Le marché ne peut pas être un mécanisme neutre, il est un marché intrinsèquement politique, tout comme le soit disant marché politique est économique. La représentation politique des intérêts (la catégorie d'intérêt n'est pas critique, mais objet de critique) ne peut jamais être universelle. L'explosion de la question de la citoyenneté comme occasion de transformation de l'Etat démocratique national et de révision à la baisse de la doctrine de la souveraineté relance l'exigence d'une représentance universelle de fait et de droit.
Celle-ci ne peut venir que des forces sociales expulsées de la gestion de la production, de celles qui sont exclues de la citoyenneté et de toutes celles qui résistent à la passivisation, forces que la mondialisation capitaliste multiplie au sein des démocraties (immigrés, réfugiés, exclus et victimes diverses de la modernisation).
La gestion de la force de travail transnationale s'inscrit, on l'a dit et redit, comme un phénomène majeur de la mondialisation, mais elle s'opère encore pour l'essentiel dans le cadre de l'Etat Nation. Elle peut être l'occasion d'un salut de la démocratie dégénérée en anti-polis en rendant possible la relance de la démocratie processus. La possibilité de l'élargissement de la citoyenneté, multiculturelle et cosmopolitique, par delà l'identité nationale, contre les expulsions diverses frappant les immigrés et les réfugiés, montre que la constitution d'une citoyenneté passive intégrale n'est ni totale ni stabilisée et qu'une polis peut se reformer contre l'anti-polis. C'est par là que l'élaboration normative peut retrouver ses droits, par la réaffirmation du droit des droits, le droit à la politique, le droit de cité, comme le rappelle en ses derniers travaux Etienne Balibar, à la suite d' Hannah Arendt. Ce droit de cité aujourd'hui ne peut s'actualiser que comme droit à une révolution inédite.
La démocratie est confrontée aujourd'hui aux transformations que lui impose le capital mondialisé. Intervient en ce point, à propos de la question de la citoyenneté, liée à l'existence irréversible d'une force de travail migrante transnationale, une question redoutable manquée aussi bien par les théoriciens réalistes que par la tradition républicaine et socialiste, la question de la détermination de la démocratie comme Etat Nation. La structure politique qui a subi les coups de la restauration néolibérale est celle de l'Etat social et national défini par sa souveraineté. Si cet Etat a représenté un incontestable acquis - ce n'est point un hasard que la restauration néolibérale l'a combattu comme un obstacle à l'accumulation du capital -, il demeure qu'il déterminait la citoyenneté en la recouvrant par la nationalité et qu'il a subi une dérive nationaliste. Ainsi la citoyenneté est redevenue un privilège, un privilège national dont étaient exclus les étrangers résidant sur le terriroire national où ils jouaient pourtant un rôle décisif dans la production des richesses. L'ombre du nationalisme a hanté cet Etat et la situation était encore aggravé par une dérive raciste lorsque l'Etat était celui d'une ancienne puissance coloniale comme la France.
Toutefois, il serait imprudent et politiquement contre-productif de chercher une alternative dans une démocratie cosmopolitique isolée des autres niveaux de communautés. Il est impossible de faire la croix sur le cadre de la nation. Il s'agit de l'élargir et de le « cosmopolitiser » de l'intérieur, tout en construisant simultanément un niveau de transformation extérieurement cosmopolitique. Il est vrai que la mondialisation des rapports économiques capitalistes déstabilise l'Etat nation, réduit sa capacité d'intervention démocratique sociale, le recentre sur la fonction de soutien des entreprises dans leur lutte pour la conquête de marchés. L'irruption du racisme et de l'ethnicismes est la rançon à payer pour la perte de la fonction minimale de protection étatique. Il est vrai que la mondialisation en créant des ensembles transnationaux de relations économiques et sociales crée l'occasion de l'émergence de formes politiques post-étatiques, comme la confédération. Mais les luttes qui maintiennent encore la nation comme espace de résistance sont nécessaires, comme sont nécessaires les luttes qui prennent en compte les communautés de vie. Les hommes ne naissent pas spontanément cosmopolitiques, citoyens d'un monde à venir. Ils peuvent le devenir, mais à partir de l'humanisation des communautés concrètes en lesquelles ils ne peuvent pas ne pas naître. Il serait absurde de déserter le combat dans le cadre national, pour une autre modalité non nationaliste de la nation, en attendant la venue de la cosmopolis. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne.
La théorie de la démocratie réaliste a raisonné, avec Schumpeter, Dahl, Kelsen, Bobbio, Aron, dans le cadre de la souveraineté nationale. La démocratie processus est défiée ; elle doit investir le niveau transnational, par l'organisation d'un internationalisme radicalement démocratique, antagoniste du seul internationalisme effectif, l'internationalisme libéral et son globalisme économique. Il s'agit d'imposer aux nouvelles structures politiques émergentes l'élargissement cosmopolitique d'une citoyenneté affrontant la question du travail. Cette lutte qui commence à peine pour une autre mondialisation que la mondialisation capitaliste révèlera la solidarité des droits constitutifs de la liberté et des droits dits improprement créances en matière de travail, de protection sanitaire, de prévoyance sociale, d'éducation.
Elle passe par des créations de démocratie directe de base et en transformation des communautés d'appartenance. Elle doit poser à nouveaux frais la question de la révolution. L'ensemble des questions exigeant des réformes est tel, en effet, que la réforme ne peut plus se dispenser de se constituer en processus révolutionnaire nouveau, unissant le social et le politique, l'économique et le culturel, le civique et la civilité. Ainsi l'analyse rigoureuse de la situation historique permettra une relance de l'élaboration normative autour de l'unité des droits constitutifs et des droits créance, de la démocratie processus et de la révolution transmoderne. La théorie normative est vide si elle ne se remplit pas de l'analyse de la condition historique mondialisée, et cette analyse est aveugle si elle ne reformule pas constamment les principes de l'égaliberté et ne réintroduit la dimension susbtantielle inédite du bien commun immanente au droit de cité et au droit de révolution.
Ce bien commun est à la fois singulier et pluriel. Singulier en ce qu'il inclut la perspective d'une vie bonne pour chacun, pluriel en ce qu'il se dit selon la pluralité des communautés de vie, de la cité à la nation, de la région à un ensemble élargi, de la nation à la mondialité. Ce problème de l'articulation des communautés et des modalités de l'être-en-commun pluriel et singulier est devant nous. Le nationalitaire n'est pas nationaliste, tout comme le cosmopolitisme n'est pas exempt d'impérialisme. Le communautaire ne se réduit pas au ghetto identitaire, tout comme l'universel de la mondialité hésite entre l'abstraction et l'hégémonisme impérial.
Revenons à la démocratie. Nous sommes bien en face d'une alternative historique, d'un ou bien ou bien. Ou bien la dégénérescence de la démocratie réaliste en télé bonapartisme soft aboutit à une anti-polis qui formellement démocratique finira par porter atteinte aux droits politiques de base et débouchera sur une dictature sécuritaire, ou bien s'inaugure une dialectique de l'égalité réelle ancrée dans la résistance polymorphe contre la soumission dans le travail qui fédère en puissance d'une nouvelle multitude toutes les forces comprimées par cette soumission.
Cette dialectique ne peut se manifester d'abord que comme capacité d'interruption de la dérive plus qu'entamée vers l'antipolis. Serait donc à l'ordre du jour la reprise de la thématique du bien commun substantiel qui repose sur l'idée que la politique est architectonique, qu'elle exerce son hégémonie sur l'ensemble des pratiques, par-delà les abstractions procédurales (sans d'ailleurs les rejeter toutes). Aristote, Machiavel, Spinoza, Rousseau, Marx, Gramsci, ont encore beaucoup à nous dire, mais il serait erroné de croire qu'il s'agit de restaurer la polis antique. Il s'agit de relancer la politique comme démocratie radicale dans une conjoncture où l'Etat national souverain n'est plus le seul acteur démocratique possible et a changé de fonction, mais où il demeure terrain de luttes à articuler à un niveau transnational dominé aujourd'hui par le capitalisme sous hégémonie de la superpuissance impériale-impérialiste.
La démocratie processus dépose les formes passées ou dégénérées de la démocratie. Elle est de l'ordre d'une pratique interminable, perpétuellement défiée à se refonder ou à disparaître. Elle porte les chances d'un nouvel internationalisme et d'un nouveau sens de la communauté. Ces chances sont faibles, mais non nulles. Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté, encore une fois, cette formule popularisée par Gramsci balise l'espace de la réflexion par gros temps, le gros temps de la mondialisation.