Condorcet: les lumières et la laïcité

Mercredi 27 mai 2009 à 15h à l’Hôtel Splendid (50 Bd Victor Hugo, Nice)
Conférencier :
M. Clément Stora, professeur de philosophie
Présentation :
Le discrédit jeté sur l’universel au nom du « respect » des particularismes, a été souvent le prélude à de sombres temps.
Les « Lumières » ont représenté un effort pour rechercher ce qui par-delà les espaces et les temps peut libérer, épanouir et réunir tous les hommes. L’idéal laïque ne fait qu’incarner dans un dispositif juridique de séparation des églises et de l’Etat, cette aspiration naturelle et universelle à s’émanciper de toutes les tutelles. Pour développer cette capacité à se gouverner soi-même, à juger par soi-même, sans directeur de conscience, l’éducation doit occuper une place centrale, primordiale, afin de « rendre la raison populaire ».
En ce sens, saisi tout particulièrement par la passion pédagogique, certes caractéristique du « siècle des Philosophes », Condorcet ne fait pas que dégager les principes d’une éducation libératrice, il met en place concrètement les bases de ce que doit être une Ecole de la République. Avec lui, les Lumières ne sont pas seulement « une audace de la pensée » mais aussi « une audace de l’action ».
Texte de la conférence
« Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans » Condorcet
« Même avec la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave » Condorcet
« Nous vivons un temps où les moyens sont d’une grande perfection, les buts d’une grande confusion » Einstein
« Il y a une persécution injuste celle que font les impies à l’Église du christ ; et il y a une persécution juste, celle que font les Eglises du Christ aux impies … L’Église persécute par amour et les impies par cruauté » Saint Augustin (354-430)
I- Introduction générale
Les difficultés auxquelles sont confrontées les minorités, tolérées, ou persécutées dans les pays soumis à une idéologie hégémonique liée à une ethnie, une religion ou option spirituelle dominante, ou encore celles que les sociétés multiculturelles rencontrent pour faire vivre ensemble des identités disparates, closes quand elles ne sont pas hostiles les unes à l’égard des autres, ces difficultés devraient nous faire prendre conscience du privilège que représente celui de vivre dans une république laïque. Elles devraient nous faire prendre conscience de ce dont elle nous préserve, ce qu’elle nous garantit et nous conduire à défendre et à promouvoir les principes et les idéaux que la pensée a élaborés pour émanciper l’humanité de tout ce qui l’asservit. Le triste spectacle d’une planète déchirée nous invite à redonner force à ce qui tend à s’émousser et favoriser ainsi le retour de l’obscurantisme et de la barbarie. Car les trois piliers immuables de la guerre aux Lumières, et aux principes de1789, antirationalisme, relativisme et communautarisme sont toujours debout et mènent campagne contre l’humanisme et les valeurs universelles.
C’est pourquoi, il est impératif est de retrouver par-delà les déformations caricaturales, malveillantes ou les bonnes intentions maladroites, l’essence d’un projet républicain laïque, l’esprit qui le traverse et la contribution toute particulière de Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né le 17 septembre 1743, mort le 30 mars 1794.
Si nous devons nous libérer des œillères et des préjugés de notre époque et de notre culture, soutient Léo Strauss, nous devons sans cesse nous confronter au défi de modes de pensée qui nous ont précédés, qui constituent le socle sur lequel s’est édifiée notre modernité et à partir duquel doit se construire notre contemporanéité. Parler du devoir de mémoire, ce n’est pas seulement commémorer les grands crimes et honorer les victimes, c’est aussi être capable de reconnaître une dette, c’est voir dans l’autrefois une ressource et non comme le font certains uniquement un repoussoir destiné à invalider tous les apports des grandes œuvres de la pensée, accusés d’avoir été incapables d’empêcher les massacres de masse du xx ème siècle voire même pour certains en être l’origine. Faire l’éloge des « belles œuvres et des grandes actions », pour reprendre des termes chers à Hannah Arendt, c’est avoir compris que penser c’est d’abord remercier, et retrouver le rapprochement qu’effectuait Thomas Mann entre « Danken et Denken », pensée et remerciement. C’est comprendre qu’il n’y a pas d’opposition entre conservation et création, entre mémoire et imagination.
Penser à Condorcet, c’est donc lui rendre grâce d’avoir apporté sa pierre à l’élaboration d’un idéal d’émancipation des peuples et des individus. C’est lui rendre hommage pour avoir tout particulièrement insisté sur l’importance de la formation du jugement, d’avoir montré que le respect du pluralisme ne doit pas déboucher sur une apologie éperdue du multiculturalisme, et de cette dangereuse figure du dogmatisme que représente le relativisme qui l’accompagne, qui affadit le concept de tolérance pour en faire une figure du nihilisme. De sorte que, toute distinction et hiérarchisation se trouvent traduites en discrimination coupable et violence irrespectueuse des cultures. Bref, c’est reconnaître aux deux sens du terme qu’il nous aide à lire notre temps, à développer une plus grande lucidité par l’exigence de précision des concepts, son sens de la problématisation et sa capacité à anticiper les dérives possibles et à en conjurer préventivement les effets négatifs et pervers, et en conséquence à faire preuve d’une plus grande détermination dans l’action.
Pourquoi choisir de commencer par le concept de laïcité ? D’abord parce que c’est un concept qui fait l’identité de notre république. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Ensuite parce qu’on peut considérer que ce concept est au cœur du travail accompli par la pensée pour concevoir la manière la plus harmonieuse le rapport entre le politique et le théologique, entre la croyance et la raison, mais aussi entre les différentes expressions du religieux pour éviter le retour de « la guerre des Dieux »; pour desserrer l’emprise des religions sur les sociétés, permettre la libre expression de toutes les options spirituelles dans l’espace public, sans qu’aucune ne puisse avoir d’emprise sur aucune. Rappelons pour mémoire, qu’en 380, l’empereur Constantin converti au christianisme en 312, s’empresse de faire exécuter des philosophes pour sorcellerie (Nicagoras, Hormogènes, Sopatros). Les premiers autodafés concernent notamment les écrits du néoplatonicien Porphyre. Hypatie, mathématicienne grecque, est torturée et dépecée par les moines chrétiens en 415. Même si le terme apparaît au XIXe siècle, le souci de libérer la pensée de toute subordination, de toute entrave, caractérise la réflexion depuis Socrate, la Renaissance, pour s’épanouir au siècle des Lumières et s’incarner dans le droit, comme l’aboutissement d’une longue parturition, et devenir un principe.
Voilà pourquoi, défendre la laïcité, ce n’est pas seulement rappeler qu’elle est un principe constitutionnel (Constitution 1958), une loi, un dispositif juridique de séparation des églises et de l’Etat, (1905), une loi de séparation des églises et de l’école (1886), c’est aussi et surtout se pénétrer de l’esprit qui la traverse et l’inspire, l’esprit des Lumières, et l’entendre comme un idéal.. On pourrait caractériser cet esprit comme étant un idéal d’émancipation de toutes les tutelles, comme l’espoir de voir se développer une forme inédite d’humanité régie par les valeurs inscrites dans la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité, et déployée dans la Déclaration des droits de l’homme. L’espoir de voir écartés tous ceux qui cherchent à s’emparer, à subjuguer, à dominer les consciences.
La laïcité se définira comme tous les termes construits de la même manière (vétusté, propreté, netteté, obscurité), comme un état, un caractère, une qualité, la qualité de ce qui est laïque. Est laïque, un espace une institution, un esprit qui présente le caractère d’être indépendant de toute confession religieuse, certes, définition du Robert, mais plus largement qui refuse à toute option spirituelle, idéologie ou doctrine, y compris celle de l’athéisme, de quelques-uns, la possibilité, la prétention à régenter les pensées et les volontés de tous. (Orthodoxie et orthopraxie).
En ce sens il paraît insuffisant de la définir comme un art du vivre ensemble, car comme le fait justement J.J. Rousseau, « il y a mille manières de rassembler les hommes, il n’y en a qu’une de les unir. » Là est peut-être l’essentiel, unir , c’est à dire, instituer et constituer un peuple, un « Laos », une population indivise dont l’unité procède d’une volonté commune de créer une parenté issue de la prise de distance, de la séparation d’avec sa tradition. Ce n’est pas pourrait-on dire un peuple « naturel », mais un peuple institué. Un « Laos » qui n’est ni un « ethnos », ni un « démos » ; mais une organisation politique d’une société qui permette aux hommes à la fois de vivre librement leurs options spirituelles, et de promouvoir ce qui est commun à tous par-delà les différences. Donc un principe d’unité et de concorde qui rend effectives les exigences universelles de liberté et d’égalité.
L’histoire et le présent montrent que la plupart des sociétés traditionnelles n’ont pas su et ne savent pas réaliser la conciliation entre la diversité et l’unité. Soit qu’elles ont imposé l’unité par le biais d’une religion convertie en instrument de domination politique et de soumission idéologique, soit qu’elles ont eu tendance, lorsque cette unification ne pouvait s’imposer, à se fragmenter en communautés juxtaposées, mutuellement conflictuelles.
Dans l’élaboration de cet idéal et de son incarnation dans la loi, Jean Antoine Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né le 17 septembre 1743, aristocrate en révolte contre son temps, trop méconnu, occupe une place particulière aussi bien dans l’élaboration théorique de l’idéal que dans sa mise en œuvre pratique.
Pour apprécier l’importance de sa contribution, il convient en premier lieu de caler le champ sémantique flottant de la notion de laïcité. Il y a ceux qui la dénaturent volontiers pour mieux la discréditer et en affaiblir la portée ; d’autres croient la défendre en la confondant avec des positions radicales antireligieuses, en la transformant ainsi en un symétrique aussi intolérant que les doctrines qu’elle est censée dénoncer. D’autres encore, complices de ceux qui souhaitent la « toiletter », la « dépoussiérer », « l’ouvrir », « l’assouplir » ou la rendre « positive » font, avec des bonnes intentions, le lit des communautarismes, des intégrismes et des fanatismes et trahissent la cause de la liberté en croyant la défendre.
La question pourrait se formuler ainsi :
La laïcité est-elle une spécialité exotique et obsolète ou un outil politique d’avenir à portée universelle à la disposition de tous ?
Elle est un principe d’émancipation, d’affranchissement de toutes les tutelles. Et toute émancipation implique séparation.
1) Historiquement, elle émancipe la souveraineté populaire de la confiscation monarchique – 1789.
2) Elle émancipe l’individu par rapport aux groupes ; les droits lui venaient des corporations, tous les hommes ne naissaient pas libres et égaux en droits
3) Elle émancipe l’école par rapport aux églises. 1880-1886
4) Elle émancipe l’Etat par rapport aux églises et les églises par rapport à l’Etat. Le politique s’affranchit du théologique et réciproquement ; 1871 et 1905
5) Elle distingue, sépare des espaces publics civiques et des espaces publics civils. Hôpital, Police Justice, Armée, Ecole.
6) Elle émancipe l’individu de sa communauté. Un individu s’appartient, il n’appartient pas à sa communauté.
7) Philosophiquement, elle libère l’esprit de son attache religieuse. La raison n’est plus la servante de la théologie.
8) Elle sépare l’individu de lui-même en valorisant l’attitude d’interrogation et de distance critique.
Deux points essentiels méritent d’être soulignés.
1) La laïcité n’est pas un courant de pensée au sens ordinaire du terme. On peut être à la fois laïque et catholique, laïque et juif, laïque et musulman, laïque et athée. Elle n’est pas une valeur parmi les autres, qui exclue ce qui n’est pas elle ; elle est un principe de coexistence de toutes les Valeurs. Un cadre qui permet à toutes les options, de s’affirmer librement dans la liberté et l’égalité, mais sans disposer d’emprise sur la sphère publique.
2) La laïcité n’est pas contraire aux religions ni aux relations communautaires : elle s’oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu’elles veulent faire la loi. Elle est contre toute religion politisée qui veut soumettre la loi à la foi. On confond trop souvent deux « idéaux révolutionnaires types » celui de 1789 et celui de 1793. Au lieu de promouvoir une simple séparation des pouvoirs entre l’Eglise et l’Etat conformément aux idéaux de 1789, les adeptes de1793 vont mener une guerre totale contre l’église catholique avec un seul objectif : éradiquer le culte romain en France. Edgar Quinet, 1803-1875 aura avec Michelet les mots les plus durs : « il faut que le catholicisme tombe ! Cette religion est un danger, le ciment de tout ce qui reste de servitude sur terre ». Ce ne sont pas les idéaux des authentiques partisans de Lumières ; même en 1879, quand les républicains gagnent l’élection présidentielle et deviennent majoritaires à la Chambre et au Sénat, Gambetta déclare : « Ne dites pas que nous sommes les ennemis de la religion puisque nous la voulons assurée, libre et inviolable. » L’ambition républicaine n’est pas de s’attaquer à une croyance, mais d’émanciper l’Etat et l’école de toute emprise cléricale.
Mais elle veille de surcroît à ce que chaque individu conserve sa liberté d’être fidèle ou non à son appartenance communautaire. En régime laïque, il n’y a pas d’obligation d’appartenance. On peut adhérer à une communauté, on peut en changer, on peut se soustraire à toute communauté pour n’être qu’un citoyen.
On saisit que le cœur politique de la différence entre un régime de tolérance et un régime de laïcité est l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous. On ne peut pas imaginer par exemple que le pouvoir législatif ou exécutif soit distribué selon un quota communautaire. On ne peut pas imaginer que des représentants ès qualités des communautés siègent dans des instances législatives ou exécutives – ce qui ne les empêche nullement d’entrer dans le débat politique pour faire valoir leur point de vue. On ne peut pas imaginer que des citoyens doivent passer par des porte-parole d'une communauté pour faire valoir leurs droits, ou que d’autres soient renvoyés à un « droit personnel ».
Aucune communauté en tant que telle n’est admise à faire sa loi sur aucune portion du territoire, aucune portion des personnes qui y vivent.
On pourra objecter que, en régime de tolérance, le droit de l’individu est préservé, même si les communautés jouissent d’une reconnaissance politique. Or c’est justement là que le bât blesse aujourd’hui. Il se trouve que cela a fonctionné, et que cela ne fonctionne plus. Cela ne fonctionne en effet qu’à la condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et acceptent de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi – par exemple d’épouser qui ils veulent, ou dire que dieu n'existe pas, ou que dieu est idiot. Cela ne fonctionne que si elles acceptent que la critique puisse se déployer.
Mais un dogmatisme intégriste n’est pas soluble dans la tolérance. De ce point de vue, le régime de laïcité est mieux armé parce qu’il monte la défense d’un cran plus haut : il ne propose à aucun groupe un accès à l'autorité politique, il n’en sacralise aucun ; il impose d’emblée cette amputation à toutes les communautés.
Face à une religion hégémonique, l’expérience historique française a acquis un certain savoir-faire qui mérite attention et qui peut toujours servir. En régime laïque, une législation sur le blasphème ou qui placerait les religions au-dessus de toute critique est impensable. En outre, ce régime rend les citoyens très sensibles à la question de l’accès des communautés à l’autorité politique : leur seuil de réaction à cette question est très bas, très sensible. Or ce seuil très bas n’est pas du tout un signe d’intolérance, mais au contraire le signe d’un profond attachement à la liberté et à la souveraineté des individus.
II- L’esprit des Lumières
Il y a trois types de compréhension du monde obéissant à trois grands principes structurants : le principe cosmocentrique pour lequel le juste, la loi et la norme se trouve inscrit dans la nature et il s’agit de le reproduire à l’intérieur de soi ; le principe théocentrique selon lequel c’est Dieu qui sur la base de l’alliance, donne la norme à travers ses commandements ; le principe logocentrique : la norme est le résultat d’une rencontre, d’une confrontation des subjectivités. Dans ce cadre la vérité, toujours problématisable, est en perpétuel procès et en éventuel devenir.
On peut en retenir trois idées-forces.
A) La notion d’humanité et sa définition par la perfectibilité.
B) La devise : « Sapere aude ». « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».
C) Les maximes : La pensée libre, la pensée élargie, la pensée conséquente.
A) La notion d’humanité n’est pas une notion qui va de soi qui s’est imposée et qui s’impose aujourd’hui comme une évidence. On se souvient de la célèbre formule de Joseph de Maistre 1753-1821, pour qui Condorcet est le plus odieux des révolutionnaires, formule qui peut être considérée comme l’emblème des communautarismes et des nationalismes: « J’ai vu dans ma vie des Français des italiens ,des Allemands , des Russes ; je sais même grâce à Montesquieu qu’on peut être Persan mais quant à l’homme je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie ». « Considérations sur la France, in Écrits sur la Révolution. Constatant les désaccords portant sur une définition de l’homme qui « jettent tant d’incertitude et d’obscurité sur la définition du droit naturel, » Rousseau introduit un néologisme : la notion de perfectibilité. C’est un néologisme destiné à bien marquer la différence entre l’homme et l’animal dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. La perfectibilité « c’est la faculté de se perfectionner, qualité spécifique, qui à l’aide des circonstances développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans ».
Dès lors si ce que nous sommes, nous le sommes historiquement et non pas naturellement, nous pouvons défaire et refaire l’homme puisque se développe cette virtualité de la liberté en nous. Si « l’histoire de la liberté commence par le mal, parce qu’elle est l’œuvre de l’homme », elle implique la possibilité de refuser tout ce que les charlatans avaient pour habitude de faire passer pour naturel à des fins de domination. C’est pourquoi le siècle des Lumières, c’est le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La religion alléguant sa sainteté, et la législation sa majesté, veulent d’ordinaire y échapper. La raison n’accorde son estime qu’à ce qui peut soutenir son libre et public examen. Elle dénonce tous ces « tuteurs qui s’emploient à pénétrer les hommes de l’idée qu’il est blasphématoire et diffamant de poser des questions.
B) La devise.
C’est le philosophe Emmanuel Kant qui dans son opuscule « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», donne la réponse la plus claire : « Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement, sans la conduite d’un autre ; car il faut de la résolution et du courage pour s’en servir. » D’où la célèbre devise des Lumières : Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Si certains se posent facilement comme tuteurs c’est à cause d’une paresse et d’une lâcheté souvent confortable dont chacun est responsable, parce que l’émancipation demande du courage et des efforts. Car, il y a une vocation de tout homme à penser par soi-même. C’est pourquoi on ne peut qu’accéder lentement aux Lumières, progressivement. Car il s’agit d’une vraie réforme du mode de penser. « Par une révolution, on peut bien obtenir la chute d’un régime despotique personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, jamais une vraie réforme du mode de penser, mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu depensée. .
C’est pourquoi c’est maintenir les hommes dans la minorité que de considérer qu’on ne peut être vertueux que par la crainte de punitions et espoir de récompenses dans l’au-delà et qu’en conséquence un agnostique ou un athée ne peuvent être que dépravés..
C) Les maximes.
Le principe de raison prend le pas sur le principe d’autorité. La célèbre formule absolutiste de Hobbes : « Auctoritas non véritas facit legem »,se trouve renversée ; mais il ne suffit pas d’énoncer que la légitimité est fondée dans la vérité ; car il peut y avoir une dictature de la Raison, lorsque l’esprit des lumières se pervertit dans celui de la terreur .Il convient de préciser que la référence aux vérités de raison vise plutôt un sens commun des « esprits éclairés », un consensus « des êtres raisonnables », une sorte d’intersubjectivité qui fait que la vérité ne peut être despotique.
La première définit un mode de penser par soi-même, libre de préjugés. « C’est la maxime d’une raison qui n’est pas passive. La tendance à la passivité, par conséquent à l’hétéronomie de la raison, c’est ce qu’on appelle le préjugé ; et le plus grand préjugé consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise à des règles que l’entendement lui donne pour fondement ce qui n’est autre que la superstition. La libération de la superstition correspond à ce qu’on appelle les Lumières. L’aveuglement en lequel la superstition nous plonge et qu’elle impose comme une obligation fait ressortir ce besoin d’être guidé par d’autres, par conséquent l’état d’une raison passive. On ne peut manquer d’évoquer ici Le célèbre tableau de Francisco y Lucientes de Goya (1746 1828) fuyant l’ Inquisition,(1233 1834 Espagne, 1858 Affaire Mortara), (6 siècles) , Index librorum prohibitorum ne sera supprimé qu’en 1963 lors du Concile Vatican II ) qui l’avait condamné en 1814 pour sa Maja desnuda : Le sommeil de la raison engendre des monstres.
La seconde est celle de la pensée élargie par opposition à l’esprit étroit et borné. « IL s’agit de la manière de penser qui consiste à faire de la pensée un usage conforme à sa fin, Un être dont la pensée est élargie fait preuve d’une capacité à s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement à l’intérieur desquelles tant d’autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer que dans la mesure où il se place du point de vue d’autrui). »
La troisième est celle de la pensée conséquente, c’est celle à laquelle il est le plus difficile d’accéder.
III- L’apport de Condorcet
A) L’HOMME
Condorcet est un mathématicien élu à l’académie des sciences le 8 mars1769, collabore à l’Encyclopédie avec d’Alembert, Diderot, travaille avec Voltaire, reçu à l’Académie française le 21 février 1782. Ami de Turgot, il s’intéresse aux questions économiques, il est nommé par Turgot inspecteur des monnaies, travaille à unifier les poids et mesures, examine des projets d’hydrodynamique et de navigation intérieure et fera l’éloge de la liberté du commerce. Il réclame une réforme de la justice qui fixerait un code pénal et interdirait la torture. Il écrit en faveur de la liberté de la presse, demande la suppression de l’esclavage des noirs. Réflexions sur l’esclavage des nègres (1781). Membre le plus influent de la Société des Amis des Noirs, il est élu président après en avoir rédiger les statuts (1788). Il dénonce l’inégalité des femmes, réfute le mythe de la femme au foyer : il y a des femmes rois, il faut donc des femmes citoyens ; devant l’adultère : « L’opinion condamne avec sévérité les faiblesses des femmes, la loi les traite avec barbarie, et elle laisse les hommes impunis. Dans le projet d’Instruction Publique, (Premier Mémoire) il préconisera la mixité dans les écoles. Après 1765, il se consacrera aux problèmes politiques ; la constitution et l’école. C’est pourquoi, le 13 mai 1790, pour réaffirmer les principes qui imposent de telles prises de position, il fonde un club de débat et de réflexion, « la société de 1789 », avec l’intention de « créer un nouveau type de société d’après les principes du siècle des Lumières » ; et dans l’Esquisse : « la maladresse du gouvernement a précipité cette révolution, la philosophie en a dirigé les principes, la force populaire a détruit les obstacles qui pouvaient en arrêter les mouvements. »
On sait qu’en désaccord avec les fanatiques qui fardent la vérité et qui substituent le culte de la vertu à celui de la raison, cf. le conflit Rousseau Voltaire, en désaccord avec une conception égalitariste de la constitution, les montagnards voient en Condorcet un traître, car il adjure ses collègues de la Convention de secouer la dictature de Robespierre. Décrété d’arrestation le 8 juillet1793 pour avoir protesté contre la constitution adoptée par les conventionnels, il se réfugie chez la veuve du peintre Horace Vernet. Il rédige avant sa mort le 29 mars 1794 l’Esquisse pour un tableau des progrès de l’esprit humain voulant, nous dit Michelet, « terrifier la Terreur des traits vainqueurs de la raison ». Il est condamné à mort le 2 Octobre 1793 alors qu’il n’a jamais été un renégat et qu’il n’a jamais douté que la Révolution marquait l’avènement de la raison et de la liberté. Nous touchons là un point essentiel que souligne très justement Alain Finkielkraut dans le chapitre qu’il consacre à l’Omelette de Condorcet dans La sagesse de l’amour. C’est la « déification insensée du peuple qui lui asservit le droit », qui est le plus grand danger. Pour édifier une république sans terreur, il fallait concilier l’accès du peuple à la souveraineté avec la nécessité de mettre les libertés à l’abri de son pouvoir. Car c’est avec le peuple pour référence et pour emblème, c’est en plaçant la volonté collective au-dessus des libertés fondamentales que le pouvoir déchire les constitutions, aliène les droits inaliénables…et instaure la terreur. Bref le totalitarisme provient d’une idolâtrie du peuple. Restitution du pouvoir au peuple, mais refus de justifier l’arbitraire même si c’est le peuple qui s’en rend coupable. C’est parce qu’il a condamné ce qu’il appelle l’opportunisme de la Terreur, opportunisme qui ajuste les principes aux événements et aux intérêts du moment sans souci de l’estime de soi ni de la vérité, que Condorcet connaîtra cette fin tragique et absurde. « La monarchie dégénère ordinairement dans le despotisme d’un seul; l’aristocratie dans le despotisme de plusieurs ; la démocratie, dans le despotisme du peuple.
B) L’instituteur et le législateur. Contre le fanatisme religieux et la tyrannie politique.
Le problème est le suivant : comment joindre rationalité et majorité, comment faire pour que la souveraineté ne soit pas confiée ou confisquée par une élite d’experts en rationalité ? Et comment faire pour qu’elle ne soit pas non plus l ’expression d’une majorité inculte. L’ignorance partagée fait le lit des tyrans ; l’homme qui vote ne peut pas rester dans l’ignorance, sous peine de devenir son propre tyran.
Pour le résoudre ce problème, Condorcet répond en amont, par sa théorie de l’Instruction publique, et en aval, par sa théorie constitutionnelle.
C’est à partir de cinq principes fondamentaux universels et théoriques que Condorcet va penser l’ensemble des institutions à refonder. Mais ces principes ne doivent pas seulement être cohérents, ils doivent être conséquents. Il faut passer de la théorie à la pratique en leur restant fidèle dans leur traduction concrète.
Principes de perfectibilité, de collégialité, de rationalité, de laïcité et d’humanité.
1) Condorcet et la notion de superstition et de tromperie.
2) La notion de droits naturels, de loi de la raison et de la nature.
3) L’école de la République : Rendre le peuple majeur en l’éclairant.
4) La Constitution.
5) L’Europe.
1) La catégorie de superstition.
Comment prestidigitateurs et mystificateurs s’emploient à tromper le peuple.
Selon l’Encyclopédie, la superstition est « cette espèce d’enchantement ou de pouvoir magique que la crainte exerce sur notre âme, fille malheureuse de l’imagination (…) L’ignorance et la barbarie introduisent la superstition, l’hypocrisie l’entretient de vaines cérémonies, le faux zèle la répand, et l’intérêt la perpétue. »
Il s’agit de diriger les Lumières contre les ténèbres de la superstition et de ne conserver de la religion que ce qui s’accorde avec « les limites de la simple raison. » Naturellement ce sont les prêtres qui sont visés, leur perfidie et la grande masse sans pensée est victime de la duperie du clergé qui inventa le surnaturel pour asseoir son autorité (art. « Prêtres » de l’Encyclopédie, rédigé par d’Holbach). Mais la plupart des penseurs ne sont pas antireligieux, ils sont anticléricaux, Voltaire par exemple était persuadé que, bien loin d’être nécessaires à la croyance en Dieu, les prêtres constituent un obstacle entre le peuple et Dieu.Tout cela conduit à trois égarements de la raison décrits par Kant : superstition, illuminisme(mystères), thaumaturgie(miracles). Ils souhaitent d’avantage purifier la religion que la supprimer. Mais ils sont plutôt et surtout anticléricalistes en tant qu’ils n’acceptent pas que ce qui est de quelques-uns régente ce qui est de tous, que la foi et les figures contingentes de dogmes qui leur sont liés fassent loi.
Ce sont les charlatans qui sont visés tout particulièrement . ceux qui s’emploient à abuser, à duper le peuple en exploitant misère et ignorance. Des escrocs font des fortunes rapides : Messmer et son « baquet magnétique », Cagliostro ,magicien ,sorcier,Swedenborg, à telle enseigne qu’il était difficile de faire le tri entre vraies sciences et fausses sciences. La philosophie trouve alors tout son sens : éclairer afin de donner à chacun la capacité de juger par soi-même et de déjouer les pièges ourdis au moyen de rhétoriques douteuses et développer le courage de l’inconfort et de l’inquiétude.
Aujourd’hui d’autres figures de la superstition menacent depuis au moins trois décennies la République et son École. En témoigne cette superstition du concret qui n’est que le fourre-tout de l’ignorance et qui a jeté un discrédit sur la finalité de l’instruction : l’apprentissage de l’abstraction. Car pour élever un esprit aux raisons des mots et des choses, seule l’abstraction théorique est libératrice. Il y a déjà plusieurs années que Jacqueline de Romilly répondait à la question : À quoi sert ce détour par l’abstrait ? « À penser tout simplement. À penser avec fermeté, prudence, cohérence, à poser des questions, à distinguer la faiblesse des réponses, à reconnaître dans une démonstration le chaînon manquant. Ou encore cette superstition de l’utile,et ses séductions gestionnaires,technocratiques et économistes contre laquelle s‘insurgeait J. Muglioni inspecteur général : « Sauf postulat esclavagiste, on n’a pas le droit de former des travailleurs sans faire d’abord des citoyens et des hommes ».
2) Les droits naturels.
Les sociétés, les lois doivent se soumettre à des principes éternels.
Ce n’est point dans la connaissance positive des lois établies par l’humanité qu’on doit chercher ce qu’il convient d’adopter, c’est dans la raison seule ; et l’étude des lois instituées chez les différents peuples n’est utile que pour donner à la raison l’appui de l’observation et de l’expérience, que pour leur apprendre à prévoir ce qui peut ou ce qui doit arriver. À ses yeux, les droits naturels sont des lois et non pas des valeurs. La valeur est considérée comme une estimation subjective ; la loi, une relation objective que l’on découvre et qui est universelle. « Tous les points matériels s’attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de la distance… » Le modèle des sciences de la nature s’applique à l’homme. La question essentielle est la suivante : Quelles sont les conditions de développement, d’épanouissement de l’Homme, de l’humanité ? Qu’est ce qui l’atrophie, la diminue au lieu de la faire croître. Pour cela une connaissance de l’homme est impérative.
L’homme est un être voué à se perfectionner. « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce est comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit point se regarder comme un être borné d’une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même…Il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. « Premier mémoire sur l’Instruction publique ».
Il faut ramener les discussions à des principes généraux inaliénables à chercher dans la nature éternelle de l’homme et des choses. Même l’urgence des événements ne saurait justifier qu’on sacrifie la fidélité envers les principes et les droits naturels. Car les principes contribuent à mieux formuler les problèmes que pose la Révolution se pose : comment lier liberté et égalité ? Comment se comporter face à l’Église et aux congrégations religieuses, Quelle Ecole pour la Révolution ? Comment rédiger une nouvelle constitution ? La Révolution peut-elle se nuire à elle-même ?
3) L’École - L’instruction publique : Ecole du jugement
Les cinq Mémoires 1791 constituent la matrice philosophique de l’École républicaine ; et le texte d’avril1792 (le Rapport) en est la matrice institutionnelle.
La notion de république se définit par opposition à la notion de despotisme. Le despotisme peut être défini comme une forme de gouvernementalité qui favorise les forces dogmatiques et défavorise les forces critiques. Est Républicaine au contraire une forme de gouvernementalité qui favorise la manifestation libre de la volonté publique et l’incite à s’affranchir de toute tutelle.
Il est donc essentiel d’appliquer dans l’Instruction publique les principes des Lumières. Le principe de perfectibilité, le principe de la collégialité des esprits et des jugements, le principe de rationalité, de laïcité et d’humanité. Selon le principe de rationalité lequel tout homme est détenteur d’une raison capable à la fois de percevoir les éléments d’un tout et d’en saisir l’unité ; elle est la faculté des analyses et des combinaisons. Elle construit des modèles d ‘intelligibilité à partir d’échanges, de controverses fécondes, constructives et d’analyses partagées, en évitant en même temps l’esprit de système.
Il s’agit donc de réaliser ce qui est fondé dans la nature même de l’homme : une rationalité ouverte perfectible et collégiale : « La raison, devenue populaire, sera le patrimoine commun des nations entières » (Second Mémoire p.123).
C’est pourquoi, pour Condorcet, si les enfants sont des « promesses d’hommes », des candidats à l’humanité, dans tout enfant, l’esprit laïque ne regarde que cet universel qu’il a en lui en puissance ; et l’école de cette république laïque ne le cloue pas à son identité close de quelque nature qu’elle soit. Voir l’homme dans l’enfant, c’est bien « l’élever » à autre chose que ce qu’il est, c’est en faire un « élève » orienté vers l’infini, orienté vers une quête de la vérité conçue comme recherche infinie, et non bas rabattu sur des croyances en des vérités définitives et absolues. Par l’instruction, les élèves se libèrent des préjugés d’une époque, voire du milieu familial. L’école est donc conçue comme mettant en place les conditions de perpétuation de cette quête de la vérité et non comme la conformation d’un esprit à une vérité définitive posée comme indiscutable et devant échapper à tout examen critique. L’école est définie comme un espace d’instruction de mise en place de « struments », d’outils, de briques, destinés à rendre possible la liberté du jugement. Rappelons ces finalités à tous ceux qui souhaiteraient voir en elle un instrument de dressage idéologique au service d’intérêts partisans ; la priorité est d’instituer l’homme et le citoyen.
Dans un Fragment de l’ « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain », Condorcet relie l’émergence de la philosophie et l’apparition d’une instruction digne de ce nom : « Dans ces premiers temps de la philosophie grecque, nous trouvons le premier et l’unique exemple d’une instruction absolument libre, indépendante de toute superstition, affranchie de toute influence des gouvernements, sans autre but pour le maître que de répandre les lumières et de former des hommes ;… Les philosophes grecs notamment athéniens furent les premiers instituteurs. »
Qu’est ce qu’instituer l’homme et le citoyen dans l’enfant ?
C’est aménager un espace civique et humain qui avant tout protège l’élève de toute tentative de subjugation, d’assujettissement, d’endoctrinement. C’est pourquoi les républicains authentiques ont utilisé à son propos la notion de « sanctuaire », lieu protégé, fermé, secret, destiné à préserver cette valeur essentielle qu’est la liberté absolue de conscience et de pensée, pure de toute intention d’enrôler, d’embrigader, de convertir d’instrumentaliser, d’utiliser; sinistres expressions de l’homme pulsionnel, et d’une des pulsions les plus archaïques : la pulsion primitive d’emprise. Rappelons ici l’étymologie du terme école: temps libre, temps de suspension de toutes les activités tournées vers la satisfaction intéressée des besoins, pour former le jugement, pour discipliner son esprit condition de toute libération par rapport à ce qui nous tient captif, et non s’emparer des consciences. La circulaire Jean Zay de 1937, rappelle que « les écoles doivent rester l’asile inviolable, où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » L’élève rompt avec la culture apprise pour pénétrer dans la culture jugée.
C’est pourquoi, autant ce qui était et est toujours reproché aux églises, c’est de se mêler ou de tenter de se mêler des affaires de l’Etat, d’avoir une ambition temporelle, de vouloir régenter les pensées et les volontés, d’imposer une orthodoxie et une orthopraxie, autant, au nom de ce même principe, l’enseignement public laïc, ne doit pas être un enseignement d’État, au sens où il serait subordonné au pouvoir politique. L’École doit être indépendante de tout pouvoir politique, qui même démocratique, a tendance à abuser de ses prérogatives. Trop souvent il veut influencer l’École qui est un lieu de liberté et de vérité. « Aucun pouvoir politique ne doit avoir l’autorité,ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. Au seul service du savoir et de la culture, l’école ne se propose que d’éclairer les esprits libres ». À l’école, comme le rappelle Catherine Kintzler, on n’enseigne que la raison des choses, en cultivant cette raison présente en chaque homme de sorte que donner les raisons et se rendre à la raison, c’est n’obéir à personne et n’obéir qu’ à soi-même et par la-même se libérer de toute influence. A l’argument d’autorité doit se substituer l’autorité de l’argument. De même que l’esprit scientifique se caractérise par une attitude qui réside dans un droit illimité à traduire devant le tribunal de la raison toute espèce de discours et de pratiques, par un libre usage public de sa raison, de même, dans l’espace scolaire, cette exigence sera présente dans toutes les disciplines enseignées. En ce sens il y a bien une transcendance laïque qui est en même temps une immanence.
Mais que doit-on apprendre à l’école si ce n’est éveiller et ouvrir l’intelligence de manière à donner les moyens d’être autonome dans les apprentissages, autodidaxie, et de maintenir durant toute sa vie la curiosité d’apprendre.
4) La Constitution
Élu président de l’Assemblée nationale le 5 fevrier1792, à la Convention en septembre 1792, Condorcet ne s’en tient plus aux principes, mais s’efforce de les traduire sans les trahir dans l’action politique. Les lois politiques comme les lois scientifiques relèvent de la raison universelle. Ses principes sont valables pour tous les peuples, en appliquant ces principes on ne fait que suivre la légalité de la nature et réaliser ce qui est fondé dans la nature même de l’homme. Il faut donc s’employer à former à une rationalité politique et les lois constitutionnelles doivent être isomorphes (et non identiques) aux lois scientifiques. L’enthousiasme pris pour guide est redoutable, il peut pactiser avec les ennemis de la raison en croyant servir le peuple et la vérité. Il peut favoriser l’apparition d’une « religion politique » avec ses catéchismes, ses cultes de l’Être suprême. On comprend que le principe de rationalité requiert le principe de laïcité qui en est l’accompagnement juridique de façon à bien faire saisir la différence entre l’esprit de secte et l’esprit public. L’institution du citoyen dans une république présuppose un espace laïque public dans lequel aucune opinion sectaire ou religieuse n’intervient. Mais de plus il faut que soit pris en compte le principe d’humanité. L’amour de l’humanité, la philanthropie, la « philia » pour l’anthropos », est l’horizon éthique de la citoyenneté condorcetienne. C’est l’éminence de ce principe d’humanité qui explique les combats de Condorcet pour les opprimés et sa lutte pour la citoyenneté à part entière des femmes, des Noirs, des Protestants, des Juifs etc.
Il y a en matière d’objets politiques, une solidarité de ces principes, pour mieux formuler les problèmes. Le principe de perfectibilité relie la collégialité et la laïcité. La perfectibilité devient une conscience lucide de la faillibilité. Elle incite donc à la collégialité des débats et des décisions politiques mais aussi à la formation d’un espace laïque et rationnel sans lequel une république n’est pas possible. La perfectibilité consciente de soi est à l’origine du réformisme républicain. La perfectibilité évite la fascination des Âges d’or et des modèles figés.
Le principe de rationalité unit la collégialité et la perfectibilité. Les hommes ne deviennent égaux que s’ils savent user de leur raison collégialement en se tournant vers l’intérêt général.
Le principe de collégialité relie la rationalité et la perfectibilité : les hommes gagnent à chercher la vérité ensemble. Une collégialité éclairée peut tomber dans l’élitisme ou dans l’égalitarisme, ignorance partagée. C’est pourquoi l’obligation d’obéir et de les respecter aux lois que le citoyen désapprouve ou qu’il trouve injuste n’est que provisoire en attendant de les amender : « Une génération n’a pas le droit d’assujettir à ses lois les générations futures ».
Le principe de laïcité est le résultat de la liaison entre la rationalité et la perfectibilité. Si la raison est perfectible et répandue, le régime républicain peut se préserver contre toute intrusion transcendante (religieuse ou sectaire). Sans espace laïc, pas de citoyenneté, c’est le lieu intellectuel de l’institution de la citoyenneté. Mais comment défendre la laïcité contre elle-même afin qu’elle ne cède pas à la tentation catéchistique et dogmatique ?
Enfin le principe d’humanité exerce une fonction régulatrice et universalisante : l’amour de l’humanité est l’horizon des autres principes. Par lui, ils se mettent au service du bien commun : La collégialité évite l’égalitarisme et l’élitisme ; la rationalité protège du scepticisme comme du dogmatisme ; la laïcité interdit le sectarisme ;
5) l’Europe
Quelle est la particularité de l’Europe lors qu’elle abandonne aussi bien l’affirmation d’identités indépassables que celle d’une prétention religieuse hégémonique ? La particularité de l’Europe des Lumières ne consiste en rien d’autre que de promouvoir l’universel, incarné dans la notion d’humanité, et de poursuivre les buts infinis de la raison au service de la liberté. La crainte légitime de tomber dans l’européocentrisme ne doit pas se transformer en peur de la raison.
Condorcet distinguera la notion d’Occident (chrétien : croisades, colonialisme), de celle de l’Europe. L’Europe devient l’espace transnational de circulation des lumières. L’Europe éclairée serait moins un discours explicite qu’une certaine organisation des conditions de possibilité du discours critique et libre. L’Europe ne serait pas un modèle mais un lieu intellectuel où tous les modèles sont présentés et confrontés. Cet accueil des autres cultures,( voir les Lettres persanes ou Supplément au voyage de Bougainville), s’accompagne d’une redécouverte de l’antérieur, l’Antiquité. Rendant possible la découverte de l’antérieur et de l’antipode, elle serait un mouvement d’ouverture, non pas un modèle mais une instance critique de l’idée même de modèle. L’Europe n’est pas un « miracle de l’histoire ou de la géographie, elle est un lieu de confrontation de tous les modèles culturels et politiques, réels et possibles, dans le souci du meilleur comme le voulait Socrate. C’est pourquoi Condorcet rédige dans le Fragment sur l’Atlantide, son ultime texte destiné à éviter de tomber dans les anciens ou nouveaux préjugés et à perpétuer l’amour de la liberté et des droits de l’homme. Pour lui l’idée d’Europe se fait recherche et non conquête, émulation et non hégémonie.
Pour être Européen authentique, et non Européiste il faudra sans cesse confronter les réalités présentes, aux principes et aux systèmes cohérents contenus dans l’idée d’Europe comme tâche infinie d’unité, de rationalité et de philanthropie, amour ou plutôt amitié pour l’humanité.
Milieu cosmopolitique d’échanges critiques et philosophiques, l’Europe ne se présente plus comme une culture spécifique, mais comme un creuset intégrateur des cultures mais toujours sous le regard de la raison critique. L’idéal des lumières, l’idéal d’une pensée élargie, ne serait-il pas inscrit dans le terme même d’Europe, comme une vocation : « Eury- opis » « Celle- qui- a –le- regard large. » ?
Aujourd’hui comme hier le contrôle des esprits reste une tentation permanente. Nous avons besoin d’une triple vigilance : celles que recommandait Condorcet à travers toute son oeuvre et tout son engagement : une veille juridique concernant le principe de l’habeas corpus, une veille politique pour protéger la laïcité et d’une veille philosophique pour que le champ de l’intériorité reste à l’abri de toute instance de pouvoir.
Clément Stora – professeur de philosophie
Bibliographie :
Elisabeth et Robert Badinter : « Condorcet – Un intellectuel en politique ». Le Livre de Poche.
Condorcet : « Cinq mémoires sur l’instruction publique ». GF Flammarion.
Condorcet : « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ». GF
Flammarion.
Condorcet : « Réflexions sur l’esclavage des nègres ». GF Flammarion.
Charles Coutel : « Condorcet – Instituer le citoyen ». Michalon-Le bien commun.
Charles Coutel : « Politique de Condorcet » (textes présentés par Ch. Coutel). Petite Bibliothèque Payot. Classique.
Alexandre Koyré : « Condorcet » (dans « Etudes d’histoire de la pensée philosophique »). Tel-Gallimard.
Emmanuel Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». GF Flammarion.
Emmanuel Kant : « La religion dans les limites de la simple raison ». Vrin.
Catherine Kintzler « Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen ». Gallimard. Collection Folio-Essais Philosophie.
Catherine Kintzler « Qu'est-ce que la laïcité ? ». Vrin. Collection Chemins philosophiques.
Catherine Kintzler « Tolérance et laïcité ». Pleins Feux.
Henri Pena-Ruiz « Qu'est-ce que la laïcité ? ». Gallimard. Folio-Actuel.
Henri Pena-Ruiz « La laïcité pour l'égalité ». Mille et une nuits..
Henri Pena-Ruiz « Dieu et Marianne ». Philosophie de la laïcité". PUF. Fondements de la politique.
Henri Pena-Ruiz « La laïcité » (textes choisis et présentés). Corpus. GF Flammarion.
« Même avec la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave » Condorcet
« Nous vivons un temps où les moyens sont d’une grande perfection, les buts d’une grande confusion » Einstein
« Il y a une persécution injuste celle que font les impies à l’Église du christ ; et il y a une persécution juste, celle que font les Eglises du Christ aux impies … L’Église persécute par amour et les impies par cruauté » Saint Augustin (354-430)
I- Introduction générale
Les difficultés auxquelles sont confrontées les minorités, tolérées, ou persécutées dans les pays soumis à une idéologie hégémonique liée à une ethnie, une religion ou option spirituelle dominante, ou encore celles que les sociétés multiculturelles rencontrent pour faire vivre ensemble des identités disparates, closes quand elles ne sont pas hostiles les unes à l’égard des autres, ces difficultés devraient nous faire prendre conscience du privilège que représente celui de vivre dans une république laïque. Elles devraient nous faire prendre conscience de ce dont elle nous préserve, ce qu’elle nous garantit et nous conduire à défendre et à promouvoir les principes et les idéaux que la pensée a élaborés pour émanciper l’humanité de tout ce qui l’asservit. Le triste spectacle d’une planète déchirée nous invite à redonner force à ce qui tend à s’émousser et favoriser ainsi le retour de l’obscurantisme et de la barbarie. Car les trois piliers immuables de la guerre aux Lumières, et aux principes de1789, antirationalisme, relativisme et communautarisme sont toujours debout et mènent campagne contre l’humanisme et les valeurs universelles.
C’est pourquoi, il est impératif est de retrouver par-delà les déformations caricaturales, malveillantes ou les bonnes intentions maladroites, l’essence d’un projet républicain laïque, l’esprit qui le traverse et la contribution toute particulière de Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né le 17 septembre 1743, mort le 30 mars 1794.
Si nous devons nous libérer des œillères et des préjugés de notre époque et de notre culture, soutient Léo Strauss, nous devons sans cesse nous confronter au défi de modes de pensée qui nous ont précédés, qui constituent le socle sur lequel s’est édifiée notre modernité et à partir duquel doit se construire notre contemporanéité. Parler du devoir de mémoire, ce n’est pas seulement commémorer les grands crimes et honorer les victimes, c’est aussi être capable de reconnaître une dette, c’est voir dans l’autrefois une ressource et non comme le font certains uniquement un repoussoir destiné à invalider tous les apports des grandes œuvres de la pensée, accusés d’avoir été incapables d’empêcher les massacres de masse du xx ème siècle voire même pour certains en être l’origine. Faire l’éloge des « belles œuvres et des grandes actions », pour reprendre des termes chers à Hannah Arendt, c’est avoir compris que penser c’est d’abord remercier, et retrouver le rapprochement qu’effectuait Thomas Mann entre « Danken et Denken », pensée et remerciement. C’est comprendre qu’il n’y a pas d’opposition entre conservation et création, entre mémoire et imagination.
Penser à Condorcet, c’est donc lui rendre grâce d’avoir apporté sa pierre à l’élaboration d’un idéal d’émancipation des peuples et des individus. C’est lui rendre hommage pour avoir tout particulièrement insisté sur l’importance de la formation du jugement, d’avoir montré que le respect du pluralisme ne doit pas déboucher sur une apologie éperdue du multiculturalisme, et de cette dangereuse figure du dogmatisme que représente le relativisme qui l’accompagne, qui affadit le concept de tolérance pour en faire une figure du nihilisme. De sorte que, toute distinction et hiérarchisation se trouvent traduites en discrimination coupable et violence irrespectueuse des cultures. Bref, c’est reconnaître aux deux sens du terme qu’il nous aide à lire notre temps, à développer une plus grande lucidité par l’exigence de précision des concepts, son sens de la problématisation et sa capacité à anticiper les dérives possibles et à en conjurer préventivement les effets négatifs et pervers, et en conséquence à faire preuve d’une plus grande détermination dans l’action.
Pourquoi choisir de commencer par le concept de laïcité ? D’abord parce que c’est un concept qui fait l’identité de notre république. « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Ensuite parce qu’on peut considérer que ce concept est au cœur du travail accompli par la pensée pour concevoir la manière la plus harmonieuse le rapport entre le politique et le théologique, entre la croyance et la raison, mais aussi entre les différentes expressions du religieux pour éviter le retour de « la guerre des Dieux »; pour desserrer l’emprise des religions sur les sociétés, permettre la libre expression de toutes les options spirituelles dans l’espace public, sans qu’aucune ne puisse avoir d’emprise sur aucune. Rappelons pour mémoire, qu’en 380, l’empereur Constantin converti au christianisme en 312, s’empresse de faire exécuter des philosophes pour sorcellerie (Nicagoras, Hormogènes, Sopatros). Les premiers autodafés concernent notamment les écrits du néoplatonicien Porphyre. Hypatie, mathématicienne grecque, est torturée et dépecée par les moines chrétiens en 415. Même si le terme apparaît au XIXe siècle, le souci de libérer la pensée de toute subordination, de toute entrave, caractérise la réflexion depuis Socrate, la Renaissance, pour s’épanouir au siècle des Lumières et s’incarner dans le droit, comme l’aboutissement d’une longue parturition, et devenir un principe.
Voilà pourquoi, défendre la laïcité, ce n’est pas seulement rappeler qu’elle est un principe constitutionnel (Constitution 1958), une loi, un dispositif juridique de séparation des églises et de l’Etat, (1905), une loi de séparation des églises et de l’école (1886), c’est aussi et surtout se pénétrer de l’esprit qui la traverse et l’inspire, l’esprit des Lumières, et l’entendre comme un idéal.. On pourrait caractériser cet esprit comme étant un idéal d’émancipation de toutes les tutelles, comme l’espoir de voir se développer une forme inédite d’humanité régie par les valeurs inscrites dans la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité, et déployée dans la Déclaration des droits de l’homme. L’espoir de voir écartés tous ceux qui cherchent à s’emparer, à subjuguer, à dominer les consciences.
La laïcité se définira comme tous les termes construits de la même manière (vétusté, propreté, netteté, obscurité), comme un état, un caractère, une qualité, la qualité de ce qui est laïque. Est laïque, un espace une institution, un esprit qui présente le caractère d’être indépendant de toute confession religieuse, certes, définition du Robert, mais plus largement qui refuse à toute option spirituelle, idéologie ou doctrine, y compris celle de l’athéisme, de quelques-uns, la possibilité, la prétention à régenter les pensées et les volontés de tous. (Orthodoxie et orthopraxie).
En ce sens il paraît insuffisant de la définir comme un art du vivre ensemble, car comme le fait justement J.J. Rousseau, « il y a mille manières de rassembler les hommes, il n’y en a qu’une de les unir. » Là est peut-être l’essentiel, unir , c’est à dire, instituer et constituer un peuple, un « Laos », une population indivise dont l’unité procède d’une volonté commune de créer une parenté issue de la prise de distance, de la séparation d’avec sa tradition. Ce n’est pas pourrait-on dire un peuple « naturel », mais un peuple institué. Un « Laos » qui n’est ni un « ethnos », ni un « démos » ; mais une organisation politique d’une société qui permette aux hommes à la fois de vivre librement leurs options spirituelles, et de promouvoir ce qui est commun à tous par-delà les différences. Donc un principe d’unité et de concorde qui rend effectives les exigences universelles de liberté et d’égalité.
L’histoire et le présent montrent que la plupart des sociétés traditionnelles n’ont pas su et ne savent pas réaliser la conciliation entre la diversité et l’unité. Soit qu’elles ont imposé l’unité par le biais d’une religion convertie en instrument de domination politique et de soumission idéologique, soit qu’elles ont eu tendance, lorsque cette unification ne pouvait s’imposer, à se fragmenter en communautés juxtaposées, mutuellement conflictuelles.
Dans l’élaboration de cet idéal et de son incarnation dans la loi, Jean Antoine Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, né le 17 septembre 1743, aristocrate en révolte contre son temps, trop méconnu, occupe une place particulière aussi bien dans l’élaboration théorique de l’idéal que dans sa mise en œuvre pratique.
Pour apprécier l’importance de sa contribution, il convient en premier lieu de caler le champ sémantique flottant de la notion de laïcité. Il y a ceux qui la dénaturent volontiers pour mieux la discréditer et en affaiblir la portée ; d’autres croient la défendre en la confondant avec des positions radicales antireligieuses, en la transformant ainsi en un symétrique aussi intolérant que les doctrines qu’elle est censée dénoncer. D’autres encore, complices de ceux qui souhaitent la « toiletter », la « dépoussiérer », « l’ouvrir », « l’assouplir » ou la rendre « positive » font, avec des bonnes intentions, le lit des communautarismes, des intégrismes et des fanatismes et trahissent la cause de la liberté en croyant la défendre.
La question pourrait se formuler ainsi :
La laïcité est-elle une spécialité exotique et obsolète ou un outil politique d’avenir à portée universelle à la disposition de tous ?
Elle est un principe d’émancipation, d’affranchissement de toutes les tutelles. Et toute émancipation implique séparation.
1) Historiquement, elle émancipe la souveraineté populaire de la confiscation monarchique – 1789.
2) Elle émancipe l’individu par rapport aux groupes ; les droits lui venaient des corporations, tous les hommes ne naissaient pas libres et égaux en droits
3) Elle émancipe l’école par rapport aux églises. 1880-1886
4) Elle émancipe l’Etat par rapport aux églises et les églises par rapport à l’Etat. Le politique s’affranchit du théologique et réciproquement ; 1871 et 1905
5) Elle distingue, sépare des espaces publics civiques et des espaces publics civils. Hôpital, Police Justice, Armée, Ecole.
6) Elle émancipe l’individu de sa communauté. Un individu s’appartient, il n’appartient pas à sa communauté.
7) Philosophiquement, elle libère l’esprit de son attache religieuse. La raison n’est plus la servante de la théologie.
8) Elle sépare l’individu de lui-même en valorisant l’attitude d’interrogation et de distance critique.
Deux points essentiels méritent d’être soulignés.
1) La laïcité n’est pas un courant de pensée au sens ordinaire du terme. On peut être à la fois laïque et catholique, laïque et juif, laïque et musulman, laïque et athée. Elle n’est pas une valeur parmi les autres, qui exclue ce qui n’est pas elle ; elle est un principe de coexistence de toutes les Valeurs. Un cadre qui permet à toutes les options, de s’affirmer librement dans la liberté et l’égalité, mais sans disposer d’emprise sur la sphère publique.
2) La laïcité n’est pas contraire aux religions ni aux relations communautaires : elle s’oppose seulement aux religions et aux communautés lorsqu’elles veulent faire la loi. Elle est contre toute religion politisée qui veut soumettre la loi à la foi. On confond trop souvent deux « idéaux révolutionnaires types » celui de 1789 et celui de 1793. Au lieu de promouvoir une simple séparation des pouvoirs entre l’Eglise et l’Etat conformément aux idéaux de 1789, les adeptes de1793 vont mener une guerre totale contre l’église catholique avec un seul objectif : éradiquer le culte romain en France. Edgar Quinet, 1803-1875 aura avec Michelet les mots les plus durs : « il faut que le catholicisme tombe ! Cette religion est un danger, le ciment de tout ce qui reste de servitude sur terre ». Ce ne sont pas les idéaux des authentiques partisans de Lumières ; même en 1879, quand les républicains gagnent l’élection présidentielle et deviennent majoritaires à la Chambre et au Sénat, Gambetta déclare : « Ne dites pas que nous sommes les ennemis de la religion puisque nous la voulons assurée, libre et inviolable. » L’ambition républicaine n’est pas de s’attaquer à une croyance, mais d’émanciper l’Etat et l’école de toute emprise cléricale.
Mais elle veille de surcroît à ce que chaque individu conserve sa liberté d’être fidèle ou non à son appartenance communautaire. En régime laïque, il n’y a pas d’obligation d’appartenance. On peut adhérer à une communauté, on peut en changer, on peut se soustraire à toute communauté pour n’être qu’un citoyen.
On saisit que le cœur politique de la différence entre un régime de tolérance et un régime de laïcité est l’accès des communautés en tant que telles à l’autorité politique. Le régime de laïcité accorde des droits étendus à toutes les communautés, pourvu que cela ne contrarie pas le droit commun. Mais ces droits sont civils : aucune communauté en tant que telle ne peut se voir reconnaître un statut politique. La souveraineté réside dans les citoyens et leurs représentants élus, et les droits sont les mêmes pour tous. On ne peut pas imaginer par exemple que le pouvoir législatif ou exécutif soit distribué selon un quota communautaire. On ne peut pas imaginer que des représentants ès qualités des communautés siègent dans des instances législatives ou exécutives – ce qui ne les empêche nullement d’entrer dans le débat politique pour faire valoir leur point de vue. On ne peut pas imaginer que des citoyens doivent passer par des porte-parole d'une communauté pour faire valoir leurs droits, ou que d’autres soient renvoyés à un « droit personnel ».
Aucune communauté en tant que telle n’est admise à faire sa loi sur aucune portion du territoire, aucune portion des personnes qui y vivent.
On pourra objecter que, en régime de tolérance, le droit de l’individu est préservé, même si les communautés jouissent d’une reconnaissance politique. Or c’est justement là que le bât blesse aujourd’hui. Il se trouve que cela a fonctionné, et que cela ne fonctionne plus. Cela ne fonctionne en effet qu’à la condition qu’existe un consensus dans lequel les communautés acceptent de ne pas imposer leur loi comme exclusive et acceptent de laisser leurs prétendus membres libres de dire et de faire ce qui est réprouvé par la communauté mais permis par la loi – par exemple d’épouser qui ils veulent, ou dire que dieu n'existe pas, ou que dieu est idiot. Cela ne fonctionne que si elles acceptent que la critique puisse se déployer.
Mais un dogmatisme intégriste n’est pas soluble dans la tolérance. De ce point de vue, le régime de laïcité est mieux armé parce qu’il monte la défense d’un cran plus haut : il ne propose à aucun groupe un accès à l'autorité politique, il n’en sacralise aucun ; il impose d’emblée cette amputation à toutes les communautés.
Face à une religion hégémonique, l’expérience historique française a acquis un certain savoir-faire qui mérite attention et qui peut toujours servir. En régime laïque, une législation sur le blasphème ou qui placerait les religions au-dessus de toute critique est impensable. En outre, ce régime rend les citoyens très sensibles à la question de l’accès des communautés à l’autorité politique : leur seuil de réaction à cette question est très bas, très sensible. Or ce seuil très bas n’est pas du tout un signe d’intolérance, mais au contraire le signe d’un profond attachement à la liberté et à la souveraineté des individus.
II- L’esprit des Lumières
Il y a trois types de compréhension du monde obéissant à trois grands principes structurants : le principe cosmocentrique pour lequel le juste, la loi et la norme se trouve inscrit dans la nature et il s’agit de le reproduire à l’intérieur de soi ; le principe théocentrique selon lequel c’est Dieu qui sur la base de l’alliance, donne la norme à travers ses commandements ; le principe logocentrique : la norme est le résultat d’une rencontre, d’une confrontation des subjectivités. Dans ce cadre la vérité, toujours problématisable, est en perpétuel procès et en éventuel devenir.
On peut en retenir trois idées-forces.
A) La notion d’humanité et sa définition par la perfectibilité.
B) La devise : « Sapere aude ». « Le sommeil de la raison engendre des monstres ».
C) Les maximes : La pensée libre, la pensée élargie, la pensée conséquente.
A) La notion d’humanité n’est pas une notion qui va de soi qui s’est imposée et qui s’impose aujourd’hui comme une évidence. On se souvient de la célèbre formule de Joseph de Maistre 1753-1821, pour qui Condorcet est le plus odieux des révolutionnaires, formule qui peut être considérée comme l’emblème des communautarismes et des nationalismes: « J’ai vu dans ma vie des Français des italiens ,des Allemands , des Russes ; je sais même grâce à Montesquieu qu’on peut être Persan mais quant à l’homme je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie ». « Considérations sur la France, in Écrits sur la Révolution. Constatant les désaccords portant sur une définition de l’homme qui « jettent tant d’incertitude et d’obscurité sur la définition du droit naturel, » Rousseau introduit un néologisme : la notion de perfectibilité. C’est un néologisme destiné à bien marquer la différence entre l’homme et l’animal dans son célèbre Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. La perfectibilité « c’est la faculté de se perfectionner, qualité spécifique, qui à l’aide des circonstances développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans ».
Dès lors si ce que nous sommes, nous le sommes historiquement et non pas naturellement, nous pouvons défaire et refaire l’homme puisque se développe cette virtualité de la liberté en nous. Si « l’histoire de la liberté commence par le mal, parce qu’elle est l’œuvre de l’homme », elle implique la possibilité de refuser tout ce que les charlatans avaient pour habitude de faire passer pour naturel à des fins de domination. C’est pourquoi le siècle des Lumières, c’est le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La religion alléguant sa sainteté, et la législation sa majesté, veulent d’ordinaire y échapper. La raison n’accorde son estime qu’à ce qui peut soutenir son libre et public examen. Elle dénonce tous ces « tuteurs qui s’emploient à pénétrer les hommes de l’idée qu’il est blasphématoire et diffamant de poser des questions.
B) La devise.
C’est le philosophe Emmanuel Kant qui dans son opuscule « Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?», donne la réponse la plus claire : « Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement, sans la conduite d’un autre ; car il faut de la résolution et du courage pour s’en servir. » D’où la célèbre devise des Lumières : Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Si certains se posent facilement comme tuteurs c’est à cause d’une paresse et d’une lâcheté souvent confortable dont chacun est responsable, parce que l’émancipation demande du courage et des efforts. Car, il y a une vocation de tout homme à penser par soi-même. C’est pourquoi on ne peut qu’accéder lentement aux Lumières, progressivement. Car il s’agit d’une vraie réforme du mode de penser. « Par une révolution, on peut bien obtenir la chute d’un régime despotique personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, jamais une vraie réforme du mode de penser, mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu depensée. .
C’est pourquoi c’est maintenir les hommes dans la minorité que de considérer qu’on ne peut être vertueux que par la crainte de punitions et espoir de récompenses dans l’au-delà et qu’en conséquence un agnostique ou un athée ne peuvent être que dépravés..
C) Les maximes.
Le principe de raison prend le pas sur le principe d’autorité. La célèbre formule absolutiste de Hobbes : « Auctoritas non véritas facit legem »,se trouve renversée ; mais il ne suffit pas d’énoncer que la légitimité est fondée dans la vérité ; car il peut y avoir une dictature de la Raison, lorsque l’esprit des lumières se pervertit dans celui de la terreur .Il convient de préciser que la référence aux vérités de raison vise plutôt un sens commun des « esprits éclairés », un consensus « des êtres raisonnables », une sorte d’intersubjectivité qui fait que la vérité ne peut être despotique.
La première définit un mode de penser par soi-même, libre de préjugés. « C’est la maxime d’une raison qui n’est pas passive. La tendance à la passivité, par conséquent à l’hétéronomie de la raison, c’est ce qu’on appelle le préjugé ; et le plus grand préjugé consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise à des règles que l’entendement lui donne pour fondement ce qui n’est autre que la superstition. La libération de la superstition correspond à ce qu’on appelle les Lumières. L’aveuglement en lequel la superstition nous plonge et qu’elle impose comme une obligation fait ressortir ce besoin d’être guidé par d’autres, par conséquent l’état d’une raison passive. On ne peut manquer d’évoquer ici Le célèbre tableau de Francisco y Lucientes de Goya (1746 1828) fuyant l’ Inquisition,(1233 1834 Espagne, 1858 Affaire Mortara), (6 siècles) , Index librorum prohibitorum ne sera supprimé qu’en 1963 lors du Concile Vatican II ) qui l’avait condamné en 1814 pour sa Maja desnuda : Le sommeil de la raison engendre des monstres.
La seconde est celle de la pensée élargie par opposition à l’esprit étroit et borné. « IL s’agit de la manière de penser qui consiste à faire de la pensée un usage conforme à sa fin, Un être dont la pensée est élargie fait preuve d’une capacité à s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement à l’intérieur desquelles tant d’autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer que dans la mesure où il se place du point de vue d’autrui). »
La troisième est celle de la pensée conséquente, c’est celle à laquelle il est le plus difficile d’accéder.
III- L’apport de Condorcet
A) L’HOMME
Condorcet est un mathématicien élu à l’académie des sciences le 8 mars1769, collabore à l’Encyclopédie avec d’Alembert, Diderot, travaille avec Voltaire, reçu à l’Académie française le 21 février 1782. Ami de Turgot, il s’intéresse aux questions économiques, il est nommé par Turgot inspecteur des monnaies, travaille à unifier les poids et mesures, examine des projets d’hydrodynamique et de navigation intérieure et fera l’éloge de la liberté du commerce. Il réclame une réforme de la justice qui fixerait un code pénal et interdirait la torture. Il écrit en faveur de la liberté de la presse, demande la suppression de l’esclavage des noirs. Réflexions sur l’esclavage des nègres (1781). Membre le plus influent de la Société des Amis des Noirs, il est élu président après en avoir rédiger les statuts (1788). Il dénonce l’inégalité des femmes, réfute le mythe de la femme au foyer : il y a des femmes rois, il faut donc des femmes citoyens ; devant l’adultère : « L’opinion condamne avec sévérité les faiblesses des femmes, la loi les traite avec barbarie, et elle laisse les hommes impunis. Dans le projet d’Instruction Publique, (Premier Mémoire) il préconisera la mixité dans les écoles. Après 1765, il se consacrera aux problèmes politiques ; la constitution et l’école. C’est pourquoi, le 13 mai 1790, pour réaffirmer les principes qui imposent de telles prises de position, il fonde un club de débat et de réflexion, « la société de 1789 », avec l’intention de « créer un nouveau type de société d’après les principes du siècle des Lumières » ; et dans l’Esquisse : « la maladresse du gouvernement a précipité cette révolution, la philosophie en a dirigé les principes, la force populaire a détruit les obstacles qui pouvaient en arrêter les mouvements. »
On sait qu’en désaccord avec les fanatiques qui fardent la vérité et qui substituent le culte de la vertu à celui de la raison, cf. le conflit Rousseau Voltaire, en désaccord avec une conception égalitariste de la constitution, les montagnards voient en Condorcet un traître, car il adjure ses collègues de la Convention de secouer la dictature de Robespierre. Décrété d’arrestation le 8 juillet1793 pour avoir protesté contre la constitution adoptée par les conventionnels, il se réfugie chez la veuve du peintre Horace Vernet. Il rédige avant sa mort le 29 mars 1794 l’Esquisse pour un tableau des progrès de l’esprit humain voulant, nous dit Michelet, « terrifier la Terreur des traits vainqueurs de la raison ». Il est condamné à mort le 2 Octobre 1793 alors qu’il n’a jamais été un renégat et qu’il n’a jamais douté que la Révolution marquait l’avènement de la raison et de la liberté. Nous touchons là un point essentiel que souligne très justement Alain Finkielkraut dans le chapitre qu’il consacre à l’Omelette de Condorcet dans La sagesse de l’amour. C’est la « déification insensée du peuple qui lui asservit le droit », qui est le plus grand danger. Pour édifier une république sans terreur, il fallait concilier l’accès du peuple à la souveraineté avec la nécessité de mettre les libertés à l’abri de son pouvoir. Car c’est avec le peuple pour référence et pour emblème, c’est en plaçant la volonté collective au-dessus des libertés fondamentales que le pouvoir déchire les constitutions, aliène les droits inaliénables…et instaure la terreur. Bref le totalitarisme provient d’une idolâtrie du peuple. Restitution du pouvoir au peuple, mais refus de justifier l’arbitraire même si c’est le peuple qui s’en rend coupable. C’est parce qu’il a condamné ce qu’il appelle l’opportunisme de la Terreur, opportunisme qui ajuste les principes aux événements et aux intérêts du moment sans souci de l’estime de soi ni de la vérité, que Condorcet connaîtra cette fin tragique et absurde. « La monarchie dégénère ordinairement dans le despotisme d’un seul; l’aristocratie dans le despotisme de plusieurs ; la démocratie, dans le despotisme du peuple.
B) L’instituteur et le législateur. Contre le fanatisme religieux et la tyrannie politique.
Le problème est le suivant : comment joindre rationalité et majorité, comment faire pour que la souveraineté ne soit pas confiée ou confisquée par une élite d’experts en rationalité ? Et comment faire pour qu’elle ne soit pas non plus l ’expression d’une majorité inculte. L’ignorance partagée fait le lit des tyrans ; l’homme qui vote ne peut pas rester dans l’ignorance, sous peine de devenir son propre tyran.
Pour le résoudre ce problème, Condorcet répond en amont, par sa théorie de l’Instruction publique, et en aval, par sa théorie constitutionnelle.
C’est à partir de cinq principes fondamentaux universels et théoriques que Condorcet va penser l’ensemble des institutions à refonder. Mais ces principes ne doivent pas seulement être cohérents, ils doivent être conséquents. Il faut passer de la théorie à la pratique en leur restant fidèle dans leur traduction concrète.
Principes de perfectibilité, de collégialité, de rationalité, de laïcité et d’humanité.
1) Condorcet et la notion de superstition et de tromperie.
2) La notion de droits naturels, de loi de la raison et de la nature.
3) L’école de la République : Rendre le peuple majeur en l’éclairant.
4) La Constitution.
5) L’Europe.
1) La catégorie de superstition.
Comment prestidigitateurs et mystificateurs s’emploient à tromper le peuple.
Selon l’Encyclopédie, la superstition est « cette espèce d’enchantement ou de pouvoir magique que la crainte exerce sur notre âme, fille malheureuse de l’imagination (…) L’ignorance et la barbarie introduisent la superstition, l’hypocrisie l’entretient de vaines cérémonies, le faux zèle la répand, et l’intérêt la perpétue. »
Il s’agit de diriger les Lumières contre les ténèbres de la superstition et de ne conserver de la religion que ce qui s’accorde avec « les limites de la simple raison. » Naturellement ce sont les prêtres qui sont visés, leur perfidie et la grande masse sans pensée est victime de la duperie du clergé qui inventa le surnaturel pour asseoir son autorité (art. « Prêtres » de l’Encyclopédie, rédigé par d’Holbach). Mais la plupart des penseurs ne sont pas antireligieux, ils sont anticléricaux, Voltaire par exemple était persuadé que, bien loin d’être nécessaires à la croyance en Dieu, les prêtres constituent un obstacle entre le peuple et Dieu.Tout cela conduit à trois égarements de la raison décrits par Kant : superstition, illuminisme(mystères), thaumaturgie(miracles). Ils souhaitent d’avantage purifier la religion que la supprimer. Mais ils sont plutôt et surtout anticléricalistes en tant qu’ils n’acceptent pas que ce qui est de quelques-uns régente ce qui est de tous, que la foi et les figures contingentes de dogmes qui leur sont liés fassent loi.
Ce sont les charlatans qui sont visés tout particulièrement . ceux qui s’emploient à abuser, à duper le peuple en exploitant misère et ignorance. Des escrocs font des fortunes rapides : Messmer et son « baquet magnétique », Cagliostro ,magicien ,sorcier,Swedenborg, à telle enseigne qu’il était difficile de faire le tri entre vraies sciences et fausses sciences. La philosophie trouve alors tout son sens : éclairer afin de donner à chacun la capacité de juger par soi-même et de déjouer les pièges ourdis au moyen de rhétoriques douteuses et développer le courage de l’inconfort et de l’inquiétude.
Aujourd’hui d’autres figures de la superstition menacent depuis au moins trois décennies la République et son École. En témoigne cette superstition du concret qui n’est que le fourre-tout de l’ignorance et qui a jeté un discrédit sur la finalité de l’instruction : l’apprentissage de l’abstraction. Car pour élever un esprit aux raisons des mots et des choses, seule l’abstraction théorique est libératrice. Il y a déjà plusieurs années que Jacqueline de Romilly répondait à la question : À quoi sert ce détour par l’abstrait ? « À penser tout simplement. À penser avec fermeté, prudence, cohérence, à poser des questions, à distinguer la faiblesse des réponses, à reconnaître dans une démonstration le chaînon manquant. Ou encore cette superstition de l’utile,et ses séductions gestionnaires,technocratiques et économistes contre laquelle s‘insurgeait J. Muglioni inspecteur général : « Sauf postulat esclavagiste, on n’a pas le droit de former des travailleurs sans faire d’abord des citoyens et des hommes ».
2) Les droits naturels.
Les sociétés, les lois doivent se soumettre à des principes éternels.
Ce n’est point dans la connaissance positive des lois établies par l’humanité qu’on doit chercher ce qu’il convient d’adopter, c’est dans la raison seule ; et l’étude des lois instituées chez les différents peuples n’est utile que pour donner à la raison l’appui de l’observation et de l’expérience, que pour leur apprendre à prévoir ce qui peut ou ce qui doit arriver. À ses yeux, les droits naturels sont des lois et non pas des valeurs. La valeur est considérée comme une estimation subjective ; la loi, une relation objective que l’on découvre et qui est universelle. « Tous les points matériels s’attirent en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré de la distance… » Le modèle des sciences de la nature s’applique à l’homme. La question essentielle est la suivante : Quelles sont les conditions de développement, d’épanouissement de l’Homme, de l’humanité ? Qu’est ce qui l’atrophie, la diminue au lieu de la faire croître. Pour cela une connaissance de l’homme est impérative.
L’homme est un être voué à se perfectionner. « Si le perfectionnement indéfini de notre espèce est comme je le crois, une loi générale de la nature, l’homme ne doit point se regarder comme un être borné d’une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même…Il devient une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel. « Premier mémoire sur l’Instruction publique ».
Il faut ramener les discussions à des principes généraux inaliénables à chercher dans la nature éternelle de l’homme et des choses. Même l’urgence des événements ne saurait justifier qu’on sacrifie la fidélité envers les principes et les droits naturels. Car les principes contribuent à mieux formuler les problèmes que pose la Révolution se pose : comment lier liberté et égalité ? Comment se comporter face à l’Église et aux congrégations religieuses, Quelle Ecole pour la Révolution ? Comment rédiger une nouvelle constitution ? La Révolution peut-elle se nuire à elle-même ?
3) L’École - L’instruction publique : Ecole du jugement
Les cinq Mémoires 1791 constituent la matrice philosophique de l’École républicaine ; et le texte d’avril1792 (le Rapport) en est la matrice institutionnelle.
La notion de république se définit par opposition à la notion de despotisme. Le despotisme peut être défini comme une forme de gouvernementalité qui favorise les forces dogmatiques et défavorise les forces critiques. Est Républicaine au contraire une forme de gouvernementalité qui favorise la manifestation libre de la volonté publique et l’incite à s’affranchir de toute tutelle.
Il est donc essentiel d’appliquer dans l’Instruction publique les principes des Lumières. Le principe de perfectibilité, le principe de la collégialité des esprits et des jugements, le principe de rationalité, de laïcité et d’humanité. Selon le principe de rationalité lequel tout homme est détenteur d’une raison capable à la fois de percevoir les éléments d’un tout et d’en saisir l’unité ; elle est la faculté des analyses et des combinaisons. Elle construit des modèles d ‘intelligibilité à partir d’échanges, de controverses fécondes, constructives et d’analyses partagées, en évitant en même temps l’esprit de système.
Il s’agit donc de réaliser ce qui est fondé dans la nature même de l’homme : une rationalité ouverte perfectible et collégiale : « La raison, devenue populaire, sera le patrimoine commun des nations entières » (Second Mémoire p.123).
C’est pourquoi, pour Condorcet, si les enfants sont des « promesses d’hommes », des candidats à l’humanité, dans tout enfant, l’esprit laïque ne regarde que cet universel qu’il a en lui en puissance ; et l’école de cette république laïque ne le cloue pas à son identité close de quelque nature qu’elle soit. Voir l’homme dans l’enfant, c’est bien « l’élever » à autre chose que ce qu’il est, c’est en faire un « élève » orienté vers l’infini, orienté vers une quête de la vérité conçue comme recherche infinie, et non bas rabattu sur des croyances en des vérités définitives et absolues. Par l’instruction, les élèves se libèrent des préjugés d’une époque, voire du milieu familial. L’école est donc conçue comme mettant en place les conditions de perpétuation de cette quête de la vérité et non comme la conformation d’un esprit à une vérité définitive posée comme indiscutable et devant échapper à tout examen critique. L’école est définie comme un espace d’instruction de mise en place de « struments », d’outils, de briques, destinés à rendre possible la liberté du jugement. Rappelons ces finalités à tous ceux qui souhaiteraient voir en elle un instrument de dressage idéologique au service d’intérêts partisans ; la priorité est d’instituer l’homme et le citoyen.
Dans un Fragment de l’ « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain », Condorcet relie l’émergence de la philosophie et l’apparition d’une instruction digne de ce nom : « Dans ces premiers temps de la philosophie grecque, nous trouvons le premier et l’unique exemple d’une instruction absolument libre, indépendante de toute superstition, affranchie de toute influence des gouvernements, sans autre but pour le maître que de répandre les lumières et de former des hommes ;… Les philosophes grecs notamment athéniens furent les premiers instituteurs. »
Qu’est ce qu’instituer l’homme et le citoyen dans l’enfant ?
C’est aménager un espace civique et humain qui avant tout protège l’élève de toute tentative de subjugation, d’assujettissement, d’endoctrinement. C’est pourquoi les républicains authentiques ont utilisé à son propos la notion de « sanctuaire », lieu protégé, fermé, secret, destiné à préserver cette valeur essentielle qu’est la liberté absolue de conscience et de pensée, pure de toute intention d’enrôler, d’embrigader, de convertir d’instrumentaliser, d’utiliser; sinistres expressions de l’homme pulsionnel, et d’une des pulsions les plus archaïques : la pulsion primitive d’emprise. Rappelons ici l’étymologie du terme école: temps libre, temps de suspension de toutes les activités tournées vers la satisfaction intéressée des besoins, pour former le jugement, pour discipliner son esprit condition de toute libération par rapport à ce qui nous tient captif, et non s’emparer des consciences. La circulaire Jean Zay de 1937, rappelle que « les écoles doivent rester l’asile inviolable, où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » L’élève rompt avec la culture apprise pour pénétrer dans la culture jugée.
C’est pourquoi, autant ce qui était et est toujours reproché aux églises, c’est de se mêler ou de tenter de se mêler des affaires de l’Etat, d’avoir une ambition temporelle, de vouloir régenter les pensées et les volontés, d’imposer une orthodoxie et une orthopraxie, autant, au nom de ce même principe, l’enseignement public laïc, ne doit pas être un enseignement d’État, au sens où il serait subordonné au pouvoir politique. L’École doit être indépendante de tout pouvoir politique, qui même démocratique, a tendance à abuser de ses prérogatives. Trop souvent il veut influencer l’École qui est un lieu de liberté et de vérité. « Aucun pouvoir politique ne doit avoir l’autorité,ni même le crédit, d’empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. Au seul service du savoir et de la culture, l’école ne se propose que d’éclairer les esprits libres ». À l’école, comme le rappelle Catherine Kintzler, on n’enseigne que la raison des choses, en cultivant cette raison présente en chaque homme de sorte que donner les raisons et se rendre à la raison, c’est n’obéir à personne et n’obéir qu’ à soi-même et par la-même se libérer de toute influence. A l’argument d’autorité doit se substituer l’autorité de l’argument. De même que l’esprit scientifique se caractérise par une attitude qui réside dans un droit illimité à traduire devant le tribunal de la raison toute espèce de discours et de pratiques, par un libre usage public de sa raison, de même, dans l’espace scolaire, cette exigence sera présente dans toutes les disciplines enseignées. En ce sens il y a bien une transcendance laïque qui est en même temps une immanence.
Mais que doit-on apprendre à l’école si ce n’est éveiller et ouvrir l’intelligence de manière à donner les moyens d’être autonome dans les apprentissages, autodidaxie, et de maintenir durant toute sa vie la curiosité d’apprendre.
4) La Constitution
Élu président de l’Assemblée nationale le 5 fevrier1792, à la Convention en septembre 1792, Condorcet ne s’en tient plus aux principes, mais s’efforce de les traduire sans les trahir dans l’action politique. Les lois politiques comme les lois scientifiques relèvent de la raison universelle. Ses principes sont valables pour tous les peuples, en appliquant ces principes on ne fait que suivre la légalité de la nature et réaliser ce qui est fondé dans la nature même de l’homme. Il faut donc s’employer à former à une rationalité politique et les lois constitutionnelles doivent être isomorphes (et non identiques) aux lois scientifiques. L’enthousiasme pris pour guide est redoutable, il peut pactiser avec les ennemis de la raison en croyant servir le peuple et la vérité. Il peut favoriser l’apparition d’une « religion politique » avec ses catéchismes, ses cultes de l’Être suprême. On comprend que le principe de rationalité requiert le principe de laïcité qui en est l’accompagnement juridique de façon à bien faire saisir la différence entre l’esprit de secte et l’esprit public. L’institution du citoyen dans une république présuppose un espace laïque public dans lequel aucune opinion sectaire ou religieuse n’intervient. Mais de plus il faut que soit pris en compte le principe d’humanité. L’amour de l’humanité, la philanthropie, la « philia » pour l’anthropos », est l’horizon éthique de la citoyenneté condorcetienne. C’est l’éminence de ce principe d’humanité qui explique les combats de Condorcet pour les opprimés et sa lutte pour la citoyenneté à part entière des femmes, des Noirs, des Protestants, des Juifs etc.
Il y a en matière d’objets politiques, une solidarité de ces principes, pour mieux formuler les problèmes. Le principe de perfectibilité relie la collégialité et la laïcité. La perfectibilité devient une conscience lucide de la faillibilité. Elle incite donc à la collégialité des débats et des décisions politiques mais aussi à la formation d’un espace laïque et rationnel sans lequel une république n’est pas possible. La perfectibilité consciente de soi est à l’origine du réformisme républicain. La perfectibilité évite la fascination des Âges d’or et des modèles figés.
Le principe de rationalité unit la collégialité et la perfectibilité. Les hommes ne deviennent égaux que s’ils savent user de leur raison collégialement en se tournant vers l’intérêt général.
Le principe de collégialité relie la rationalité et la perfectibilité : les hommes gagnent à chercher la vérité ensemble. Une collégialité éclairée peut tomber dans l’élitisme ou dans l’égalitarisme, ignorance partagée. C’est pourquoi l’obligation d’obéir et de les respecter aux lois que le citoyen désapprouve ou qu’il trouve injuste n’est que provisoire en attendant de les amender : « Une génération n’a pas le droit d’assujettir à ses lois les générations futures ».
Le principe de laïcité est le résultat de la liaison entre la rationalité et la perfectibilité. Si la raison est perfectible et répandue, le régime républicain peut se préserver contre toute intrusion transcendante (religieuse ou sectaire). Sans espace laïc, pas de citoyenneté, c’est le lieu intellectuel de l’institution de la citoyenneté. Mais comment défendre la laïcité contre elle-même afin qu’elle ne cède pas à la tentation catéchistique et dogmatique ?
Enfin le principe d’humanité exerce une fonction régulatrice et universalisante : l’amour de l’humanité est l’horizon des autres principes. Par lui, ils se mettent au service du bien commun : La collégialité évite l’égalitarisme et l’élitisme ; la rationalité protège du scepticisme comme du dogmatisme ; la laïcité interdit le sectarisme ;
5) l’Europe
Quelle est la particularité de l’Europe lors qu’elle abandonne aussi bien l’affirmation d’identités indépassables que celle d’une prétention religieuse hégémonique ? La particularité de l’Europe des Lumières ne consiste en rien d’autre que de promouvoir l’universel, incarné dans la notion d’humanité, et de poursuivre les buts infinis de la raison au service de la liberté. La crainte légitime de tomber dans l’européocentrisme ne doit pas se transformer en peur de la raison.
Condorcet distinguera la notion d’Occident (chrétien : croisades, colonialisme), de celle de l’Europe. L’Europe devient l’espace transnational de circulation des lumières. L’Europe éclairée serait moins un discours explicite qu’une certaine organisation des conditions de possibilité du discours critique et libre. L’Europe ne serait pas un modèle mais un lieu intellectuel où tous les modèles sont présentés et confrontés. Cet accueil des autres cultures,( voir les Lettres persanes ou Supplément au voyage de Bougainville), s’accompagne d’une redécouverte de l’antérieur, l’Antiquité. Rendant possible la découverte de l’antérieur et de l’antipode, elle serait un mouvement d’ouverture, non pas un modèle mais une instance critique de l’idée même de modèle. L’Europe n’est pas un « miracle de l’histoire ou de la géographie, elle est un lieu de confrontation de tous les modèles culturels et politiques, réels et possibles, dans le souci du meilleur comme le voulait Socrate. C’est pourquoi Condorcet rédige dans le Fragment sur l’Atlantide, son ultime texte destiné à éviter de tomber dans les anciens ou nouveaux préjugés et à perpétuer l’amour de la liberté et des droits de l’homme. Pour lui l’idée d’Europe se fait recherche et non conquête, émulation et non hégémonie.
Pour être Européen authentique, et non Européiste il faudra sans cesse confronter les réalités présentes, aux principes et aux systèmes cohérents contenus dans l’idée d’Europe comme tâche infinie d’unité, de rationalité et de philanthropie, amour ou plutôt amitié pour l’humanité.
Milieu cosmopolitique d’échanges critiques et philosophiques, l’Europe ne se présente plus comme une culture spécifique, mais comme un creuset intégrateur des cultures mais toujours sous le regard de la raison critique. L’idéal des lumières, l’idéal d’une pensée élargie, ne serait-il pas inscrit dans le terme même d’Europe, comme une vocation : « Eury- opis » « Celle- qui- a –le- regard large. » ?
Aujourd’hui comme hier le contrôle des esprits reste une tentation permanente. Nous avons besoin d’une triple vigilance : celles que recommandait Condorcet à travers toute son oeuvre et tout son engagement : une veille juridique concernant le principe de l’habeas corpus, une veille politique pour protéger la laïcité et d’une veille philosophique pour que le champ de l’intériorité reste à l’abri de toute instance de pouvoir.
Clément Stora – professeur de philosophie
Bibliographie :
Elisabeth et Robert Badinter : « Condorcet – Un intellectuel en politique ». Le Livre de Poche.
Condorcet : « Cinq mémoires sur l’instruction publique ». GF Flammarion.
Condorcet : « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ». GF
Flammarion.
Condorcet : « Réflexions sur l’esclavage des nègres ». GF Flammarion.
Charles Coutel : « Condorcet – Instituer le citoyen ». Michalon-Le bien commun.
Charles Coutel : « Politique de Condorcet » (textes présentés par Ch. Coutel). Petite Bibliothèque Payot. Classique.
Alexandre Koyré : « Condorcet » (dans « Etudes d’histoire de la pensée philosophique »). Tel-Gallimard.
Emmanuel Kant : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». GF Flammarion.
Emmanuel Kant : « La religion dans les limites de la simple raison ». Vrin.
Catherine Kintzler « Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen ». Gallimard. Collection Folio-Essais Philosophie.
Catherine Kintzler « Qu'est-ce que la laïcité ? ». Vrin. Collection Chemins philosophiques.
Catherine Kintzler « Tolérance et laïcité ». Pleins Feux.
Henri Pena-Ruiz « Qu'est-ce que la laïcité ? ». Gallimard. Folio-Actuel.
Henri Pena-Ruiz « La laïcité pour l'égalité ». Mille et une nuits..
Henri Pena-Ruiz « Dieu et Marianne ». Philosophie de la laïcité". PUF. Fondements de la politique.
Henri Pena-Ruiz « La laïcité » (textes choisis et présentés). Corpus. GF Flammarion.